sabato 26 settembre 2015

UN DETOUR CHEZ CARABAS di Pierre Jean Brouillaud

- Pouvez-vous me dire où se trouve la rue du Cimetière, ai-je demandé au jardinier qui taillait les rosiers au milieu du rond-point.  Arrivé là, je ne m’y retrouvai plus.- A dire vrai, je ne suis pas d’ici, m’a-t-il répondu. Demandez plutôt au chat.
Je n’avais pas remarqué cet énorme matou noir assis de l’autre côté du talus qui me dit d’une voix flûtée :
- Pourquoi voulez-vous aller rue du Cimetière ? Vous ne pouvez pas attendre votre tour ?
- J’y ai rendez-vous, ai-je dit, agacé.
Le chat sortit de je ne sais où un portable et se l’appliqua à l’oreille gauche :
- Votre correspondant n’est pas chez lui.
- Comment le savez-vous ?
(Le vouvoiement m’avait échappé).
- Vous allez au numéro 15 où vous attend monsieur Bacaras. Vérifiez vous-même.
Je l’avoue, je fais partie de ces attardés qui n’ont pas de portable.
Le chat me tendit le sien après avoir, en virtuose, pianoté sur les touches.
- Allo…
C’était bien la voix de Bacaras :
- Pour notre rendez-vous, veuillez m’excuser.  J’aurai une heure de retard. A bientôt.
Avez-vous vu un chat sourire ? Cela n’a rien de rassurant. Il retrousse ses moustaches et découvre ses crocs. Un éclair, puis le matou avait retrouvé son air plutôt patelin.
Un silence, un peu gêné…
Pour être aimable, j’ai dit au jardinier :
- Euh…. Je ne savais pas qu’on taillait les rosiers en cette saison.
- En quel mois êtes-vous ?
- Moi, je suis en mars.
- Et moi en août, dit le chat
- Je croyais…
- A chacun sa saison, précisa le chat.
Perplexe, j’ai demandé :
- Quelle heure avez-vous ? Moi, j’ai 11 heures 15.
- Pour ce qui est de l’heure, répondit le chat, solennel, nous ne transigeons jamais. Mais votre montre est arrêtée. Le temps est suspendu.  Pas celui de vos artères, malheureusement. Il est 11h35.
- Exact, dit le jardinier qui ajouta à l’adresse du matou :
-Tu ferais mieux de conduire monsieur. Tu es là pour ça.
- Je crois qu’il y erreur, ai-je objecté.
- Pas du tout, a coupé le chat. Nous avons une heure devant nous.
Il disparut dans la cabane du cantonnier qui se trouvait à gauche. Quand il en sortit, il tenait à la main une paire de bottes à revers.
Il se chaussa, se dressa et dit :
- Le temps d’un détour. Vous ne le regretterez pas.
Pourquoi pas ? J’ai toujours aimé l’imprévu.
Le chat reprit :
- Mon maître…
- Le marquis de Carabas, ai-je glissé, croyant être spirituel.
- Lui-même.
- Ah ! Parce qu’il existe…
- Il existe puisque vous en parlez. Mais c’est assez loin. Pour le voyage nous avons à notre disposition…
Il tapa des deux pattes.
Je n’entendis rien, mais, bientôt, je perçus un roulement de fer sur du pavé.
Apparut une berline noire, tirée par deux chevaux de la même couleur.
Le cocher était vêtu de blanc. Sa tête rappelait un potiron vide et éclairé de l’intérieur à l’occasion de Halloween. Il leva son chapeau, sourit, et son visage parut se fissurer.
- Vous serez à l’heure dite pour votre rendez-vous, reprit le chat. Le détour s’opère uniquement au présent.
De sa patte droite, il me fit signe de monter en voiture.
L’intérieur du véhicule était tapissé d’écarlate. Le chat s’assit en face de moi. Je vis claquer le fouet mais ne l’entendis pas.
Aussitôt, le décor s’efface. Ne reste que la voiture. Par les vitres on ne voit qu’un vide bleuté, évoquant un ciel légèrement voilé. Quand on se penche par la portière, on s’aperçoit que l’arrière de la voiture s’estompe pour se fondre dans le vide. Les chevaux, de noir, tournent au gris cendré.
- Mon maître m’appelle Balthazar, dit mon compagnon qui me tend la patte.
On a l’impression de serrer une main, mais, sous le velours, je sens les griffes.
- Très heureux, Balthazar…
Comment parler à un chat qui parle ? Je ne peux me résoudre à le tutoyer.
De lourds piétinements se font entendre.
- Je m’y attendais, grogne le chat, ça se complique. Ce sont les dragons.
- L’armée…
- Si on peut dire.
Une vapeur rougeâtre se forme derrière nous. Elle prend bientôt des tons d’incendie.
Puis des flammes surgissent. Je m’écrie :
- Elles nous poursuivent !
- Vous commencez à comprendre, grommelle mon guide.
Apparaît alors le premier dragon dont les écailles luisent de reflets gris bleu. Il doit faire dans les trois, quatre mètres de long. Sa gueule violacée crache des flammes d’une portée de cinq à six mètres.
Le cocher cravache. Les chevaux foncent, j’allais dire ventre à terre, sauf qu’il n’y a pas de terre.
- Ils vont nous rattraper, dis-je. Que faire ?
- C’est votre faute, après tout. Votre montre s’est arrêtée, mais vous n’avez pas cessé de penser à votre temps qui interfère avec le nôtre. Les dragons en profitent. Pensez à autre chose, ils disparaîtront.
- Oui, mais à quoi ?
A travers les vitres filtre une odeur d’?ufs pourris.
- Hydrogène sulfuré, précise le chat. Forcément, l’haleine des dragons ne peut pas sentir la rose.
Déjà les deux premiers  monstres courent à notre hauteur, un de chaque côté de la berline qu’encadrent les flammes.
Balthazar ouvre la vitre et siffle. Par ma faute (d’après Balthazar), le temps a dû reprendre son cours, j’entends. Le fouet claque, les roues de la voiture crissent. Les jeux de feu crépitent, tandis que, derrière eux, le soir tombe, restituant une ligne d’horizon.
Les dragons forment autour de nous comme une haie d’honneur. Ils continuent à cracher devant eux.
Les langues de flamme s’éteignent, l’une après l’autre. C’est alors l’horizon qui flamboie. Les dragons ont disparu. Sur ce qui semble être le crépuscule se découpe l’énorme silhouette d’un manoir aux toits pentus flanqués d’une tour crénelée.  Un château fait pour des géants.
Les murs restent cachés dans une broussaille épaisse, églantiers et ronces qui semblent interdire l’accès.
- Vous connaissez ? demande Balthazar.
- Ça fait penser au château de la Belle au Bois dormant… Sommes-nous arrivés ?
Le chat ne répond pas.
J’insiste :
- Une heure singulière pour déranger votre… ton maître.
Le chat se contente d’esquisser un de ses horribles sourires.  Il soulève quelques branches et commence à progresser à travers les buissons qui s’écartent devant lui, avant de se refermer sur moi et de me griffer le visage. Je suis mon guide malgré tout.
Apparaît une souris qui se faufile entre les basses branches. Balthazar l’a repérée. Il allait bondir. Il se retient. Mais son ?il brasille sur un ciel rouge sang.
Une grille ornée d’entrelacs qui dessinent la lettre B.
Elle s’ouvre devant nous
Une lourde porte en partie cachée par le lierre. Balthazar exhibe un mirliton dont il tire une musique aigrelette, nostalgique au début, puis narquoise. La porte tourne sur ses gonds.
Nous traversons une cour déserte.
Balthazar pousse les battants d’une deuxième porte qui libère un nuage de poussière.
Un salon où, à travers la pénombre, des formes s’agitent le long des parois. Une galerie de miroirs où courent, se poursuivent, se recouvrent, s’effacent des reflets que je parviens pas à identifier.
Un corridor qui semble aller en se rétrécissant. Au fond, comme gardant l’issue, deux lévriers blancs, museau entre les pattes, endormis. Balthazar me fait signe. On enjambe. Tout juste la place. On dirait que les chiens ont levé la tête.
Une chambre au mobilier hétéroclite, vraie caverne de brocanteur.
Sous de très fins voilages – ou des toiles d’araignée ? – la Belle repose sur un lit défait, dans sa chemise de dentelle. Corps parfait, d’une blancheur sépulcrale. Une morte. Seul un regard attentif révèle une faible respiration.
Je reste interdit, fasciné par la beauté de ce corps offert à travers son sommeil.
La Belle soupire. A peine. Plutôt, elle gémit.
Balthazar joue une musique horriblement discordante. La Belle sursaute. Le corps charmant se tord. Quel désir ou quel cauchemar la musique éveille-t-elle chez la dormeuse qui halète ?
- Balthazar, elle semble souffrir.
- Elle sait que le Prince charmant a, de nouveau, loupé le coche et qu’il ne passera pas de sitôt, il préfère fricoter avec Blanche-Neige.
D’elle même, ma main avance, à toucher une hanche. Un doigt l’effleure.
L’image explose en un petit nuage bleuté qui, aussitôt, s’évanouit.
Je me retourne vers Balthazar :
- Encore un de tes tours de passe-passe !
- Il ne fallait pas toucher. Vous n’êtes pas celui qui la réveillera.
Il arbore un rictus ironique, comme pour mieux prendre ses distances.
- Et maintenant ?
Il joue quelques notes. Le corps se recompose. J’enrage, mais n’ose plus bouger.
- Venez. Nous avons mieux à faire.
Cette fois, j’en suis sûr, les lévriers entrouvrent un ?il quand nous les enjambons.
Au fond d’un jardin d’hiver, un loup est assis sur un fauteuil, au milieu de citronniers en pots. Il tient sur ses genoux musculeux et velus une jeune personne qu’il lutine. La demoiselle est nue, à l’exception du chaperon - rouge, bien entendu - qu’elle a gardé sur la tête. A tour de rôle, les deux partenaires mordent à pleines dents dans une énorme tartine de pain beurré. A chaque bouchée, le loup fait admirer sa denture à la jeune personne qui glousse de plaisir. A côté, un canapé défoncé sur lequel traîne une cape écarlate.
Le loup empoigne la demoiselle, la porte jusqu’au canapé, l’y dépose ou, plutôt, l’y jette. Elle rit par saccades, de plus en plus aiguës.
Le loup nous a repérés. Il pose sur la vitre une patte qui se transforme en une main énorme, puis en tache d’encre et nous cache la suite.
Quelque part, un orchestre joue un air de menuet. Ah ! Je vois !
Le maestro, c’est Riquet dont la houppe rousse oscille, comme pour marquer la mesure. Il gesticule, montrant tour à tour les deux profils de son visage asymétrique. Déséquilibre qui met mal à l’aise.
Au milieu d’un groupe d’admirateurs, le Chaperon rouge a revêtu sa cape que son bras relève. Dessous, la demoiselle reste nue.
Non loin se pavane le Loup, sanglé dans une uniforme de fantaisie : dolman à brandebourgs, culotte rouge. Entre ses oreilles pointues un shako à pompons s’orne d’une tête de mort sur tibias entrecroisés.
Une demi-douzaine d’adolescents l’entourent et le questionnent :
- Messire Loup, aucune femme ne vous résiste. Que trouvent-elles chez vous ?
- La Bête ! fait-il tandis que ses yeux lancent des éclairs.
Ricanements.
- La Brute. On ne le refera pas, me glisse Balthazar.
Tout contre le buffet se campe un géant vêtu d’un habit noir, chaussé de bottes énormes et portant gibus taupé. Les yeux lui sortent de la tête sous le hérissement des sourcils. Il est flanqué d’un petit garçon menu et déluré qui l’approvisionne en gâteaux.
- Voici l’Ogre, explique Balthazar. Il fait un peu partie des meubles. C’est l’ancien châtelain.
- Rappelle-moi ce qui s’est passé.
- La tradition veut que, jadis, il ait été capable de se transformer en n’importe quelle créature de son choix. On prétend que je l’aurais alors défié de se
métamorphoser en souris et que, sous cette forme, je l’aurais mangé, permettant ainsi à mon maître de s’emparer de ses biens. Faux, d’un bout à l’autre.
- Et la vérité, selon toi.
- Le marquis et lui ont joué le domaine aux dés.
- Et Carabas a gagné.
- Exact.
Les adolescents gravitent maintenant autour du géant :
- Seigneur Ogre, une question, si vous  permettez.
Il grogne un assentiment.
- Quand vous dégustez vos… proies, quel est votre morceau préféré ?
- Les zizis à la moutarde.
L’auditoire hurle de plaisir, avant de s’éloigner, laissant l’Ogre s’empiffrer.
A notre approche, il s’essuie la  bouche, gouffre noir ouvert dans une barbe hirsute et un visage rouge brique. Il cligne de l’?il et désigne les gâteaux :
- Gardez ça pour vous. J’ai toujours aimé le sucré. Poucet, sois gentil, offre des choux à la crème à ces messieurs.
L’enfant s’exécute. Le géant lui donne une tape amicale :
- Je le lui répète. Poucet, mon petit, choisis plutôt les douceurs. SI je dois te manger un jour, j’aimerais (roulement de prunelles) que tu aies goût de praline. Mais le garnement préfère le salé. Par esprit de contradiction.
Il éclate d’un rire tonitruant tandis que le gamin nous jette en coin le regard ironique de celui qui a entendu cent fois la même histoire.
L’orchestre de Riquet à la Houppe attaque un morceau qu’il me semble reconnaître. Oui ? Non.
La cadence se précise, Un balancement de métronome. Machinalement, je regarde ma montre. Onze heures trente-cinq.
Le décor s’évanouit. Retour au vide qui a suivi notre départ en berline.
Mais la voiture est partie. Comment rentrerai-je ? J’ai un instant de panique.
Quelques cailloux luisent sous une lumière blafarde, évoquant le début d’un chemin qui se dessine à mesure que j’avance.
C’est l’ogre, à nouveau, que je croise. Il me salue, fort civilement. Il tient à la main ses bottes de sept lieues. En chaussettes à carreaux, il saute d’un caillou sur l’autre, tel un enfant qui joue à la marelle. Il sifflote un air de menuet en comptant les cailloux, puis dit : Trente-trois. Ah bien sûr, il suit la trace du Petit Poucet.
Au fait, Carabas ? Où est-il, en définitive ?
Nulle part. Partout.
Très vite, je me retrouve à l’entrée de la rue du Cimetière.
Le jardinier est toujours occupé à tailler les rosiers.
- Déjà de retour, me dit-il.
Il tire sa montre :
- Hum ! Onze heures trente-cinq.
Je regarde la mienne. Elle confirme.
- Qu’avez-vous fait de Balthazar ?
- Il m’a faussé compagnie.
- Vous croyez ?
Bacaras vient m’ouvrir. Il est accompagné d’un chat noir qui fait le gros dos et se frotte contre mes jambes.
Après une seconde d’hésitation, je me penche et, prudemment, le caresse.  Il ronronne comme un vulgaire minet des familles.
- Balthazar, dit Bacaras. Il est un peu encombrant… Je vous en prie, par ici. Désolé pour le retard. Vous n’avez pas trouvé le temps trop long ?
- Oh ! J’ai fait un détour chez… Carabas.
Un éclair fend les yeux jaunes, oblongs de Bacaras.
- Carabas, dites-vous ? Vous me raconterez ça, avant d’attaquer ce qui me vaut le plaisir de votre visite : le récit de ce que j’appelle mes « sept vies ».

1 commento:

  1. Un saluto cordiale all'amico Pierre Jean, indubbiamente un grande scrittore e interprete della letteratura fantastica.

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