Deacon
Brodie’s,
un pub au coeur du vieil Edimbourg.
Une salle décorée de tartans, ces tissus
de laine aux vives couleurs disposées en carreaux qui servent d’emblèmes aux
différents clans écossais. Ils découpent ainsi la salle en un certain nombre d’espaces, comme autant
de cabinets.
En vain je me cherchai une place. Toutes
les tables étaient occupées. C’était le temps du Festival annuel qui attire des
foules considérables.
La serveuse, une belle rousse, accompagna
son sourire d’un geste d’impuissance.
Je me préparais à ressortir quand, d’un
angle peu éclairé, me parvint une voix :
- Je serais heureux que vous acceptiez de
partager ma table et que vous vous considéreriez comme mon invité.
La
voix mit fortement en relief le mot guest
avant de poursuivre, un ton plus bas :
- A condition, toutefois, que vous n’ayez rien contre les … revenants.
Humour écossais, me suis-je dit. Sans
doute ce monsieur veut-il se désigner comme un vieil habitué de l’établissement.
- Bien au contraire, ai-je répliqué.
Ayant « vécu » plusieurs expériences, ils n’en sont que plus
intéressants.
Un sourire effleura les lèvres de mon
interlocuteur qui m’invita à prendre place:
-
Make yourself at home !
J’écartai un pan du rideau rouge et vert
et m’approchai.
L’habitué s’était levé. Je notai son
bizarre accoutrement. Il portait une sorte de trois-quarts « prince de
Galles » de couleur verdâtre. Une tenue qui me faisait penser à l’image
conventionnelle d’un certain Sherlock Holmes.
Thank
God !
pensai-je. Il y a encore ici de ces originaux qui ont fortement contribué à la
renommée de leur pays.
Dans la mesure où la pénombre permettait
de distinguer ses traits qui me parurent très marqués, l’homme ne devait pas
être de première jeunesse.
Il me tendit une main osseuse :
- How do you do ? My name is William
Brodie.
Et il souligna :
Brodie,
comme cette taverne. Mais je précise que je suis ici en tant que client et non comme tenancier de l’établissement.
Je n’ai pas osé lui demander si le personnage
sulfureux qui a donné son nom au pub faisait partie de ses ancêtres. J’ai
choisi de le laisser parler.
Brodie, donc, reprit place devant son assiette d’où montait un fumet trahissant
un plat de haggis, cette panse de
mouton farcie qui est toujours restée pour moi aussi exotique et bizarre que
les règles du cricket.
En ouverture, nous parlâmes de choses et
d’autres, surtout de cette bonne vieille d’Edimbourg dont j’ai toujours
apprécié, depuis mes années d’étudiant, le charme nordique, un rien austère,
cette sorte de noblesse que lui donnent sa situation sur son ancien volcan, son
histoire, ses mystères. Cette ville dont il était certainement originaire,
comme en témoignait son accent avec la relative brièveté des voyelles et
les r roulés.
En arrière-plan je ne pouvais m’empêcher
de me remémorer la célèbre histoire de cet autre William Brodie qui aurait
inspiré à Robert Louis Stevenson son roman Strange
Case of Dr Jekyll and Mr Hyde.
Le William Brodie du XVIIIème siècle
était un « honorable » dignitaire de la Guilde des ébénistes. Le
jour, il menait la vie pieuse d’un riche citoyen membre du conseil municipal.
Mais la nuit se passait à jouer et à boire dans les tavernes de la vieille
ville.
A partir de 1786 il se mit à commettre
des cambriolages pour payer ses dettes de jeu. Trahi par un de ses complices il
fut pendu en 1788.
C’est ainsi que le cas était présenté
dans une fiche proposée au public.
Bon, il fallait en revenir au présent,
donc à la présence de celui qui était mon hôte.
- Euh ! Tout à l’heure, ai-je dit, j’ai remonté un de ces
passages couverts, si caractéristiques d’Edimbourg, un de ces closes qui n’ont plus d’âge.
- Avez-vous fermé les yeux ? m’a
alors demandé mon interlocuteur
- Ma foi non, pourquoi l’aurais-je
fait ? De là on avait une très belle vue sur la vieille ville et sur
l’estuaire du Forth.
- Certaines choses se voient mieux les yeux fermés… Le présent
n’existe que dans la mesure où il fait écran.
- Vous voulez donc parler du passé.
- Je vois… que nous nous comprenons. Alors,
si vous le voulez bien, nous allons fermer les yeux… Mais je suis
impardonnable ! J’ai omis de vous demander ce que je puis vous offrir.
- Vous êtes trop aimable. Ce serait
plutôt à moi…
- Vous êtes sur mon territoire. Mon
invité, répéta-t-il.
- Eh bien, je prendrai un Glenfiddich naturellement.
Je remarquai que, de temps à autre, les
clients tentaient de jeter un ?il derrière le rideau. Comme intrigués par notre
présence ou, surtout, par celle de mon interlocuteur.
La journée avançait. Les taverniers forcèrent
l’éclairage. Maintenant, je distinguais mieux les yeux de mon comparse. On
aurait cru qu’ils avaient changé de couleur, qu’ils étaient devenus quelque peu
phosphorescents. Ça vient de l’éclairage, pensai-je.
- Comme dans la plupart des cas dont s’occupe
la justice, dit mon voisin de table, si vous reprenez ce qui demeure du
dossier, l’affaire Brodie n’est pas exempte d’obscurités, de personnages, de
comparses ayant joué un rôle double, ou, tout au moins, obscur, sans parler de
leur identité. Un tel comportement n’était pas longtemps tenable sans certaines
complicités
Par ailleurs, je ne vous ai pas dit
l’exacte vérité. En fait, je suis lointainement apparenté à ce William Brodie
de triste mémoire. Et les origines de ce
lien, nul ne peut mieux les expliquer que le principal intéressé. Je vais donc
lui donner la parole.
- Pardon ?
- Vous êtes Français, m’avez-vous dit.
-
En effet.
- Cher monsieur, votre langue, fidèle à
son origine latine, ne dispose que d’un seul et même mot pour désigner le temps
qui passe et le temps qu’il fait. Une carence ? Pas vraiment. Car il est
bien évident que les deux acceptions sont liées. Le temps, c’est ce qui
change : le temps qu’il fait change avec le temps qui passe. Le temps,
c’est d’abord la fluidité. Alors pourquoi ne pas, en quelque sorte, inverser la
séquence, imaginer que le temps qui passe – et ses subdivisions arbitraires -
les époques - change avec le temps qu’il fait ? Partons donc du temps
qu’il fait et de l’ambiance pour essayer de retrouver l’époque. Et maintenant,
regagnons celui des passages qui porte précisément le nom maudit de Brodie.
Ici la nuit tombait.
Les yeux phosphorescents de mon
accompagnateur éclairaient quelque peu le passage.
Sous les lampes au gaz qui vacillaient,
le close n’offrait maintenant pour
tout horizon qu’un de ces brouillards brunâtres, à forte odeur de charbon, qui
avait valu à la ville son surnom de Auld
Reekie, la Vieille Enfumée.
Brodie passa sous un bec de gaz. J’eu le
temps là encore de m’apercevoir qu’il
portait une casquette à rabats, comme dans l’image convenue de Sherlock Holmes.
- Vous me direz : le brouillard,
cela ne nous aide guère, reprit-il. Mais au
contraire. Il nous aide à gommer le
présent. Or, qu’est-ce que ce présent qui, à peine énoncé, a basculé dans le passé ?
Voyez, déjà les détails se gomment. Bientôt ne restera que ce que nous appelons
skyline, la silhouette, la découpe
sur le ciel que domine le rocher volcanique du Château et qui continue à
changer.
…
- Nous y voilà. ? Ah !
Là, un corps recroquevillé sur le sol
nous barrait la route. Il avait
apparemment été roué de coups jusqu’à ce que mort s’ensuive.
- Que pouvons-nous faire pour ce
malheureux ?
- Rien, car ce n’est qu’une image
destinée à nous mettre sur la piste. D’ailleurs, la nuit et le brouillard l’ont
déjà avalée.
………….
Et la voix sortit de la nuit, celle du
célèbre, (du vrai ?) William Brodie :
- Dans
sa progéniture, ma mère comptait un fils né hors mariage. Ce garçon ne fut
jamais déclaré. Nous nous ressemblions à s’y méprendre. Ce qui fut la source de
l’équivoque. Notre mère lui avait donné le même prénom qu’à moi. Pour nous
distinguer, et dans le cadre familial, elle m’appelait Will et lui, Willy. Sans
doute notre mère, qui était assez rouée, s’était-elle dit qu’un jour viendrait
où, dans une situation sociale difficile, comme la sienne, une certaine
ambiguïté présenterait quelques avantages et qu’on pourrait en jouer. On ne
sait jamais ! C’était sa rengaine…
En
attendant, ladite situation me valait de fréquents ennuis. Ambiguïté ? Oh
oui ! On me punissait souvent pour des fautes commises par mon
« frère » qui n’était pas un modèle de bonne conduite. Chaque fois
qu’il commettait un acte répréhensible, c’était contre moi qu’on se retournait,
bien que, le plus souvent, cet acte soit resté socialement impuni et qu’il ait
comporté pour les Brodie, un avantage pécuniaire ou autre.
Je
peux bien l’avouer aujourd’hui. Je n’éprouvais pas vraiment pour Willy
l’affection fraternelle que la nature aurait dû m’inspirer. Je me le
reprochais.
Mais,
quand les actes commis par mon « frère » conduisirent à son
arrestation et à sa condamnation, sous ce nom qui était toujours le mien, j’ai
connu un angoissant cas de conscience. Avais-le droit de laisser salir à jamais
notre nom ? N’étais-je, dans cette étrange situation, coupable sous ce nom
que nous partagions ? Devais-je accepter que cette peine infâmante soit
subie par un William Brodie ?
Mais
comment l’éviter ? Mettre notre mère en cause ? Tout reprendre à
zéro ? Où les révélations s’arrêteraient-elles ?
L’opprobre
stigmatiserait notre nom, dans tous les cas. C’était trop tard.
Après
tout, c’était à Willy de payer des
délits, voire des crimes dont il était seul et entièrement responsable
Je
le laissai condamner et exécuter sous mon identité. Je ne pouvais empêcher que,
de toute manière, mon nom soit sali à jamais.
Plus
tard, je l’avoue à ma honte, j’ai apprécié d’être débarrassé d’un frère aussi
monstrueux
Et
ensuite ? 1788. Souvenez-vous. C’était, après la révolution des treize
anciennes colonies, la naissance d’une nouvelle nation, les Etats-Unis
d’Amérique.
Sous
une fausse identité, j’ai pris le bateau pour le Nouveau Monde où, ma foi, je
n’ai pas si mal réussi.
Une
fois, je suis même revenu – sous ma nouvelle identité, bien entendu - revoir
Auld Reekie qui, ma foi, n’avait pas tellement changé.
……
Un flou. C’est ici, je crois, que j’ai
rouvert les yeux.
Mon voisin de table poursuivit :
- Bon, me direz-vous, comment se fait-il
que je porte ce nom de Brodie, puisque l’un des frères est mort sur le gibet et
que l’autre a changé d’identité, tous d’eux sans postérité ? Ou bien,
appartiendrais-je à une branche parallèle ? Vous allez comprendre…
Dans la rue une bruyante troupe de
festivaliers passait devant le pub et couvrit un instant nos voix.
Quand elle se fut éloignée et que les
horloges de la ville sonnèrent cinq heures, la serveuse rousse s’approcha pour
présenter la note que mon interlocuteur
prit à sa charge, malgré mes protestations.
La serveuse esquissa une révérence et
dit :
- Merci, monsieur Holmes !
Hein ! Avais-je bien entendu, ou
est-ce que sous l’influence du scotch dont j’avais un peu abusé, je commençais
à mélanger les personnages ?
A l’intention de mon voisin, la rouquine
reprit :
- Hier soir, je vous ai vu au King’s Theatre dans Sherlock
Holmes and the new case of William Brodie. Génial, comme d’habitude. Vous
jouez ce soir ?
- Oui, Lizzie.
- Toujours à guichets fermés ? a
encore demandé Lizzie.
- Oui. Mais il me reste un billet de
faveur. Il le brandit, puis me le tendit :
- Je serai ravi de vous l’offrir et de
vous compter parmi mon public. Nous avons décidé de rouvrir le dossier Brodie.
Peut-être allez-vous ce soir apprendre encore du nouveau sur cette
affaire. Vous comprendrez quel lien me
rattache à cette triste identité.
Pourquoi je dois l’assumer. De même que je dois assumer le rôle du
détective, héros de cette nouvelle version. Je vais être alternativement
Sherlock Homes, le détective, et William Brodie, le coupable. Un rôle à
transformation, comme je les aime. Parce qu’il nous permet d’endosser, pour
quelques heures, notre dualité d’être humain.
Ma foi, j’ai accepté le billet.
Remontant le Royal Mile vers mon hôtel pour me préparer, je me suis persuadé que
la voix du William Brodie original avait quelques intonations nous
dirons : plus récentes.
Quoi qu’il en soit, Edimbourg, combien
d’inavouables et d’impénétrables secrets restent enfouis derrière les pierres
que crachèrent tes volcans ?