martedì 11 agosto 2015

AULD REEKIE - L’ENFUMEE di Pierre Jean Brouillaud



Deacon Brodie’s, un pub au coeur du vieil Edimbourg.
Une salle décorée de tartans, ces tissus de laine aux vives couleurs disposées en carreaux qui servent d’emblèmes aux différents clans écossais. Ils découpent ainsi la salle  en un certain nombre d’espaces, comme autant de cabinets.
En vain je me cherchai une place. Toutes les tables étaient occupées. C’était le temps du Festival annuel qui attire des foules considérables.
La serveuse, une belle rousse, accompagna son sourire d’un geste d’impuissance.
Je me préparais à ressortir quand, d’un angle peu éclairé, me parvint une voix :
- Je serais heureux que vous acceptiez de partager ma table et que vous vous considéreriez comme mon invité.
 La voix mit fortement en relief le mot guest avant de poursuivre, un ton plus bas :
- A condition, toutefois,  que vous n’ayez rien contre les … revenants.
Humour écossais, me suis-je dit. Sans doute ce monsieur veut-il se désigner comme un vieil habitué de l’établissement.
- Bien au contraire, ai-je répliqué. Ayant « vécu » plusieurs expériences, ils n’en sont que plus intéressants.
Un sourire effleura les lèvres de mon interlocuteur qui m’invita à prendre place:
- Make yourself at home !
J’écartai un pan du rideau rouge et vert et m’approchai.
L’habitué s’était levé. Je notai son bizarre accoutrement. Il portait une sorte de trois-quarts « prince de Galles » de couleur verdâtre. Une tenue qui me faisait penser à l’image conventionnelle d’un certain Sherlock Holmes.
Thank God ! pensai-je. Il y a encore ici de ces originaux qui ont fortement contribué à la renommée de leur pays.
Dans la mesure où la pénombre permettait de distinguer ses traits qui me parurent très marqués, l’homme ne devait pas être de première jeunesse.
Il me tendit une main osseuse :
 - How do you do ? My name is William Brodie. Et il souligna :
    Brodie, comme cette taverne. Mais je précise que je suis ici en tant que  client et non comme tenancier de  l’établissement.
Je n’ai pas osé lui demander si le personnage sulfureux qui a donné son nom au pub faisait partie de ses ancêtres. J’ai choisi de le laisser parler.
Brodie, donc,  reprit place devant  son assiette d’où montait un fumet trahissant un plat de haggis, cette panse de mouton farcie qui est toujours restée pour moi aussi exotique et bizarre que les règles du cricket.
En ouverture, nous parlâmes de choses et d’autres, surtout de cette bonne vieille d’Edimbourg dont j’ai toujours apprécié, depuis mes années d’étudiant, le charme nordique, un rien austère, cette sorte de noblesse que lui donnent sa situation sur son ancien volcan, son histoire, ses mystères. Cette ville dont il était certainement originaire, comme en témoignait son accent avec la relative brièveté des voyelles et les r  roulés.
En arrière-plan je ne pouvais m’empêcher de me remémorer la célèbre histoire de cet autre William Brodie qui aurait inspiré à Robert Louis Stevenson son roman Strange Case of  Dr Jekyll and Mr Hyde.
Le William Brodie du XVIIIème siècle était un « honorable » dignitaire de la Guilde des ébénistes. Le jour, il menait la vie pieuse d’un riche citoyen membre du conseil municipal. Mais la nuit se passait à jouer et à boire dans les tavernes de la vieille ville.
A partir de 1786 il se mit à commettre des cambriolages pour payer ses dettes de jeu. Trahi par un de ses complices il fut pendu en 1788.
C’est ainsi que le cas était présenté dans une fiche proposée au public.
Bon, il fallait en revenir au présent,  donc à la présence de celui qui était mon hôte.
- Euh ! Tout à  l’heure, ai-je dit, j’ai remonté un de ces passages couverts, si caractéristiques d’Edimbourg, un de ces closes qui n’ont plus d’âge.
- Avez-vous fermé les yeux ? m’a alors demandé mon interlocuteur
- Ma foi non, pourquoi l’aurais-je fait ? De là on avait une très belle vue sur la vieille ville et sur l’estuaire du Forth.
- Certaines choses se  voient mieux les yeux fermés… Le présent n’existe que dans la mesure où il fait écran.
- Vous voulez donc parler du passé.
- Je vois… que nous nous comprenons. Alors, si vous le voulez bien, nous allons fermer les yeux… Mais je suis impardonnable ! J’ai omis de vous demander ce que je puis vous offrir.
- Vous êtes trop aimable. Ce serait plutôt à moi…
- Vous êtes sur mon territoire. Mon invité, répéta-t-il.
- Eh bien, je prendrai un Glenfiddich naturellement.
Je remarquai que, de temps à autre, les clients tentaient de jeter un ?il derrière le rideau. Comme intrigués par notre présence ou, surtout, par celle de mon interlocuteur.
La journée avançait. Les taverniers forcèrent l’éclairage. Maintenant, je distinguais mieux les yeux de mon comparse. On aurait cru qu’ils avaient changé de couleur, qu’ils étaient devenus quelque peu phosphorescents. Ça vient de l’éclairage, pensai-je.
- Comme dans la plupart des cas dont s’occupe la justice, dit mon voisin de table, si vous reprenez ce qui demeure du dossier, l’affaire Brodie n’est pas exempte d’obscurités, de personnages, de comparses ayant joué un rôle double, ou, tout au moins, obscur, sans parler de leur identité. Un tel comportement n’était pas longtemps tenable sans certaines complicités
Par ailleurs, je ne vous ai pas dit l’exacte vérité. En fait, je suis lointainement apparenté à ce William Brodie de triste mémoire.  Et les origines de ce lien, nul ne peut mieux les expliquer que le principal intéressé. Je vais donc lui donner la parole.
- Pardon ?
- Vous êtes Français, m’avez-vous dit.
 - En effet.
- Cher monsieur, votre langue, fidèle à son origine latine, ne dispose que d’un seul et même mot pour désigner le temps qui passe et le temps qu’il fait. Une carence ? Pas vraiment. Car il est bien évident que les deux acceptions sont liées. Le temps, c’est ce qui change : le temps qu’il fait change avec le temps qui passe. Le temps, c’est d’abord la fluidité. Alors pourquoi ne pas, en quelque sorte, inverser la séquence, imaginer que le temps qui passe – et ses subdivisions arbitraires - les époques - change avec le temps qu’il fait ? Partons donc du temps qu’il fait et de l’ambiance pour essayer de retrouver l’époque. Et maintenant, regagnons celui des passages qui porte précisément le nom maudit de Brodie.
Ici la nuit tombait.
Les yeux phosphorescents de mon accompagnateur éclairaient quelque peu le passage.
Sous les lampes au gaz qui vacillaient, le close n’offrait maintenant pour tout horizon qu’un de ces brouillards brunâtres, à forte odeur de charbon, qui avait valu à la ville son surnom de Auld Reekie, la Vieille Enfumée.
Brodie passa sous un bec de gaz. J’eu le temps là encore  de m’apercevoir qu’il portait une casquette à rabats, comme dans l’image convenue de Sherlock Holmes.
- Vous me direz : le brouillard, cela ne nous aide guère, reprit-il. Mais au
contraire. Il nous aide à gommer le présent. Or, qu’est-ce que ce présent qui, à peine énoncé, a basculé dans le passé ? Voyez, déjà les détails se gomment. Bientôt ne restera que ce que nous appelons skyline, la silhouette, la découpe sur le ciel que domine le rocher volcanique du Château et qui continue à changer.
- Nous y voilà. ? Ah !
Là, un corps recroquevillé sur le sol nous barrait  la route. Il avait apparemment été roué de coups jusqu’à ce que mort s’ensuive.
- Que pouvons-nous faire pour ce malheureux ?
- Rien, car ce n’est qu’une image destinée à nous mettre sur la piste. D’ailleurs, la nuit et le brouillard l’ont déjà avalée.
………….
Et la voix sortit de la nuit, celle du célèbre, (du vrai ?) William Brodie :
- Dans sa progéniture, ma mère comptait un fils né hors mariage. Ce garçon ne fut jamais déclaré. Nous nous ressemblions à s’y méprendre. Ce qui fut la source de l’équivoque. Notre mère lui avait donné le même prénom qu’à moi. Pour nous distinguer, et dans le cadre familial, elle m’appelait Will et lui, Willy. Sans doute notre mère, qui était assez rouée, s’était-elle dit qu’un jour viendrait où, dans une situation sociale difficile, comme la sienne, une certaine ambiguïté présenterait quelques avantages et qu’on pourrait en jouer. On ne sait jamais ! C’était sa rengaine…
En attendant, ladite situation me valait de fréquents ennuis. Ambiguïté ? Oh oui ! On me punissait souvent pour des fautes commises par mon « frère » qui n’était pas un modèle de bonne conduite. Chaque fois qu’il commettait un acte répréhensible, c’était contre moi qu’on se retournait, bien que, le plus souvent, cet acte soit resté socialement impuni et qu’il ait comporté pour les Brodie, un avantage pécuniaire ou autre.
Je peux bien l’avouer aujourd’hui. Je n’éprouvais pas vraiment pour Willy l’affection fraternelle que la nature aurait dû m’inspirer. Je me le reprochais.
Mais, quand les actes commis par mon « frère » conduisirent à son arrestation et à sa condamnation, sous ce nom qui était toujours le mien, j’ai connu un angoissant cas de conscience. Avais-le droit de laisser salir à jamais notre nom ? N’étais-je, dans cette étrange situation, coupable sous ce nom que nous partagions ? Devais-je accepter que cette peine infâmante soit subie par un William Brodie ?
Mais comment l’éviter ? Mettre notre mère en cause ? Tout reprendre à zéro ? Où les révélations s’arrêteraient-elles ?
L’opprobre stigmatiserait notre nom, dans tous les cas. C’était trop tard.
Après tout, c’était à  Willy de payer des délits, voire des crimes dont il était seul et entièrement responsable
Je le laissai condamner et exécuter sous mon identité. Je ne pouvais empêcher que, de toute manière, mon nom soit sali à jamais. 
Plus tard, je l’avoue à ma honte, j’ai apprécié d’être débarrassé d’un frère aussi monstrueux
Et ensuite ? 1788. Souvenez-vous. C’était, après la révolution des treize anciennes colonies, la naissance d’une nouvelle nation, les Etats-Unis d’Amérique.
Sous une fausse identité, j’ai pris le bateau pour le Nouveau Monde où, ma foi, je n’ai pas si mal réussi.
Une fois, je suis même revenu – sous ma nouvelle identité, bien entendu - revoir Auld Reekie qui, ma foi, n’avait pas tellement changé.
……
Un flou. C’est ici, je crois, que j’ai rouvert les yeux.
Mon voisin de table poursuivit :
- Bon, me direz-vous, comment se fait-il que je porte ce nom de Brodie, puisque l’un des frères est mort sur le gibet et que l’autre a changé d’identité, tous d’eux sans postérité ? Ou bien, appartiendrais-je à une branche parallèle ? Vous allez comprendre…
Dans la rue une bruyante troupe de festivaliers passait devant le pub et couvrit un instant nos voix.
Quand elle se fut éloignée et que les horloges de la ville sonnèrent cinq heures, la serveuse rousse s’approcha pour présenter la note que mon  interlocuteur prit à sa charge, malgré mes protestations.
La serveuse esquissa une révérence et dit :
- Merci, monsieur Holmes !
Hein ! Avais-je bien entendu, ou est-ce que sous l’influence du scotch dont j’avais un peu abusé, je commençais à mélanger les personnages ?
A l’intention de mon voisin, la rouquine reprit :
- Hier soir, je vous ai vu au King’s Theatre  dans Sherlock Holmes and the new case of William Brodie. Génial, comme d’habitude. Vous jouez ce soir ?
- Oui, Lizzie.
- Toujours à guichets fermés ? a encore demandé Lizzie.
- Oui. Mais il me reste un billet de faveur. Il le brandit, puis me le tendit :
- Je serai ravi de vous l’offrir et de vous compter parmi mon public. Nous avons décidé de rouvrir le dossier Brodie. Peut-être allez-vous ce soir apprendre encore du nouveau sur cette affaire.  Vous comprendrez quel lien me rattache à cette triste identité.  Pourquoi je dois l’assumer. De même que je dois assumer le rôle du détective, héros de cette nouvelle version. Je vais être alternativement Sherlock Homes, le détective, et William Brodie, le coupable. Un rôle à transformation, comme je les aime. Parce qu’il nous permet d’endosser, pour quelques heures, notre dualité d’être humain.
Ma foi, j’ai accepté le billet.
Remontant le Royal Mile vers mon hôtel pour me préparer, je me suis persuadé que la voix du William Brodie original avait quelques intonations nous dirons : plus récentes.
Quoi qu’il en soit, Edimbourg, combien d’inavouables et d’impénétrables secrets restent enfouis derrière les pierres que crachèrent tes volcans ?

1 commento:

  1. I loved your story, Pierre, the characters and the misty atmosphere. Regards...

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