Chers amis,
PEGASUS INTERNATIONAL tient les promesses
de son nouveau titre. Il diffuse aujourd’hui son premier numéro en langue
française. Les auteurs qui y figurent
sont publiés régulièrement dans l’édition originale dirigée par Paolo
Secondini.
Le présent numéro de PEGASUS
INTERNATIONAL en langue française a été préparé par Pierre Jean Brouillaud.
PEGASUS INTERNATIONAL publie un large
choix d’auteurs de langues latines.
Pour vivre et se développer il a besoin
de votre aide et de votre collaboration. Lisez-le, faites le lire autour
de vous et envoyez nous vos commentaires ainsi que vos suggestions.
ADRIANA ALARCO DE ZADRA
MYSTERE DANS LES GLACES
DU PACIFIQUE SUD
Le navire qui nous emmène vers la Base
antarctique quitte le port, sur l’océan Pacifique. Sous le soleil, le
commandant Soldano nous montre les Iles Ballestras, au sud de Callao, et leurs
crêtes blanches de guano. Bientôt, nous serons au milieu des glaces, de la banquise, des espaces solitaires, du
brouillard.
En compagnie de quelques officiers de
marine, je m’en vais vers la terra
incognita étudier la biologie locale, dans le cadre du Traité de
l’Antarctique. On me dit que là-bas règne la paix. Est-ce vrai ? Ces mers
ont été le théâtre de batailles et de conflits féroces depuis le temps où les
caravelles venaient conquérir terre et mer.
Je suis biologiste, et il n’est pas
habituel de voir des femmes à bord de ce bateau. J’essaie donc de passer
inaperçue parmi des marins hâlés par le vent salé et le froid. Je suis émue à
la pensée que je vais traverser le Détroit de Magellan qui unit les deux grands
océans, comme le fit Sarmiento de Gamboa il y a 400 ans.
Nous pêchons au milieu des forts courants
qui rabattent vers nous les bancs de poissons, remontons diverses espèces de
fruits de mer, tandis que pélicans et goélands essaient d’engloutir tout ce
qu’ils peuvent attraper. Les vagues et puis, au loin, Valparaiso, forêt de
lumières qui descend la colline, entre ruelles pentues et tortueuses. Se
succèdent les bandes de terre qui bordent la côte du Pacifique sud. Nous voyons
la végétation décroître, les sources geler, les bateaux à demi coulés, un
cimetière marin de voiliers déroutés par les courants, chavirés par les
tempêtes. Entrés dans les canaux de Patagonie, nous rencontrons une vieille
goélette échouée, avec ses voiles en lambeaux , étrange bateau fantôme. J’ai
peur.
- Nous allons franchir le Détroit pour
entrer dans l’Océan atlantique, doctora
Roxana, dit le commandant Soldano. C’est plus calme et moins dangereux si
nous continuons vers le sud, par le Canal de Beagle et sortons par le cap Horn jusqu’à l’autre mer, en passant devant
la Terre de Feu.
Je l’observe, attendant la suite de son
soliloque. Cet homme a été sculpté par les vents.
- Ce n’est pas la chaleur. Ce sont des
plateaux désolés qui révèlent une côte froide, faite de roches et de pierres
violacées. Sur un piton se dresse la Croix des Mers qui domine, d’une mer à
l’autre, comme dit une inscription, « jusqu’aux ultimes confins de la
terre ».
Je comprends, ce n’est pas la première
fois que le commandant parcourt cet itinéraire. Un marin exceptionnel.
Nous arrivons devant Punta Arenas, la
ville la plus méridionale et la plus ventée du Chili. Elle lutte contre le
mauvais temps et se bat contre le vent qui cherche à nous couler. Ici, le
soleil ne dégage aucune chaleur, on croirait un plateau en cuivre suspendu dans
le ciel.
Nous laissons derrière nous la Péninsule
de Brunswick, au milieu du Détroit de Magellan, avec ses constructions basses
conçues pour éviter que le vent ne les emporte. Soldana précise qu’il y a sur
la place principale un monument à Magellan.
Des nuées de goélands noirs, de pétrels, d’hirondelles de mer, nous
montrent le chemin; ils volent en direction du sud, dans la brume, sous les
sommets argentés, engourdis de froid, la neige blafarde et les glaces
flottantes.
- Commandant, ces géants de glace qui
flottent comme des îles sont faits d’eau douce. Je ne crois pas que la planète
soit sur le point de manquer d’eau.
J’essaie de paraître optimiste dans ce
monde inconnu qui me fait plutôt peur.
- A condition que l’homme ne détruise pas
également cette merveille de glace teintée de bleu, de jaune et de rose,
commente-t-il en montrant les icebergs.
Au large de la côte, j’admire une crête
enneigée d’où jaillit une cataracte qui dévale un versant de roche noire et
tombe dans la mer. Ciel gris, solitude immense. Sur le versant d’un sommet nous
découvrons un hameau enclavé dans une crique. C’est Ushuaia, l’agglomération la
plus méridionale de la planète, capitale de la Terre de Feu du côté argentin.
Située au milieu du canal de Beagle, elle nous surprend par la quantité
d’araignées de mer, de coquillages et de tous les genres de poisson que l’on y
trouve. C’est jour de fête !
- J’espère voir les habitants de ces
lieux ! me suis-je exclamée.
- Ici vivaient autrefois des commerçants
de peaux de guanaco qui circulaient en pirogue, chassaient avec des harpons et
s’habillaient de plumes de nandou, mais dans nos itinéraires nous ne voyons pas
grand monde vers la Terre de Feu.
A la sortie du canal de Beagle, quand
nous débouchons dans l’océan, nous sommes tout contre les trois îles inhabitées
où je suis surprise par la variété de la végétation que me révèlent mes
jumelles : Son Picton, Lennox et Navarino. Je fais des croquis de la faune
locale sur mon carnet et je note les noms locaux et scientifiques des phoques,
du léopard et du loup de mer, de l’énorme éléphant de mer et de l’ours blanc.
Il y a d’autres animaux : pingouins, cormorans, hirondelles, insectes, araignées,
crustacés. Mais dans ce voyage fabuleux, tout n’est pas qu’enchantement. Là où
se croisent vents et courants, au cap Horn, entre Atlantique et Pacifique, le bateau tangue fortement, et je ne suis pas
la seule à souffrir du mal de mer. Je me sens vulnérable quand je vomis les
fruits de mer par dessus bord sans les avoir digérés.
Une escadrille de Skuas, tels des avions à réaction, fonce vers nous en piqué. Nous
voyons que ce sont des aigles de l’Antarctique qui chassent les pingouins entre les banquises, dont certaines
sont plus grandes qu’une place publique et plus hautes qu’une cathédrale. J’ai
un mauvais pressentiment. Que se passera-t-il si la tempête nous fait
chavirer ? Un tremblement me saisit et je cours m’abriter sous le couvert.
Je passe des heures à examiner les échantillons de krill, ces petites crevettes
rosées, au goût amère d’iode mais très savoureuses, que nous avons pêchées au
fond de la mer.
La mer charriant la glace nous accompagne
vers le détroit de Bransfield, entre la péninsule antarctique et les îles
Shetland. Le neige prend des tons dorés sous le soleil. Les blocs de glace qui
passent, flottant à côté de nous, sont couverts de phoques noirs et fauves qui
se déplacent lentement en mugissant et en rugissant.
Les marins ne sont pas tranquilles. Ils
pronostiquent orages et tempêtes. Ils essayent de rapprocher le bateau d’une
baie bleu ardoise abritée par deux sommets noirs que l’on appelle Los Cuernos del Diablo* Solitude, eaux
dormantes, sables noirs, neige couverte de cendre volcanique.
L’eau est tiède et ressemble à des
sources thermales, avec des vapeurs sulfureuses.
J’insiste tellement que le commandant
accepte de me débarquer recueillir des échantillons de végétation. Sur le sol,
la flore se compose de mousse, algues et lichens. Devant, sur la mer, une
énorme barrière de glace couvre l’horizon.
Le rameur qui m’accompagne signale
quelques fossiles. Ils proviennent d’arbres qui n’existent plus en ces lieux et
remontent probablement à l’époque où le continent antarctique faisait partie de
l’Australie.
- Avez-vous vu quelquefois, doctora Roxana, un bateau qui paraît
proche mais qui est en fait très loin ? me demande le marin qui a débarqué
avec moi.
Je me dis qu’il plaisante.
- Avez-vous vu quelquefois un bateau qui,
au lieu de naviguer à l’horizontale, le fait à la verticale, comme s’il voulait
entrer dans la mer qui l’engloutit ?
- Jamais, cher monsieur Fernandez. Je
pense que cet horizon solitaire et ce froid terrible nous font délirer.
- Il faut se méfier des vents ! Ils
soufflent à plus de 330 km à l’heure et congèlent hommes et animaux !
Trop d’imagination pour ma pauvre tête
gelée, Fernandez, pensé-je, mais je m’abstiens de le dire à haute voix pour ne
pas l’offenser.
- Naviguer en évitant des banquises aussi
énormes que des planètes, des cercles de glaces acérées et des îles de verre
merveilleuses, gigantesques sous un ciel limpide et dans une mer bleue, ça peut
aussi bien être un cauchemar, affirme le marin.
Et moi, je ne sais plus si c’est le froid
qui me fait trembler ou le présage d’un drame.
La suite lui donne raison. En revenant
vers le bateau que nous voyons chaque fois plus éloigné, sans doute par un
caprice de notre imagination, nous avons la malchance de rencontrer un orque de
près de 10 mètres de long, noir par dessus, blanc par dessous, avec 22 dents
acérées, un regard féroce et vorace. D’un coup de queue, l’orque brise
l’embarcation et, terrifiée, je vois mon compagnon ensanglanté couler au fond
de l’eau glaciale. Désespérée, je nage vers un iceberg, je suis tellement gelée
que je ne sens plus ni mes bras ni mes jambes, je suis épuisée, à bout. Le
courant m’emporte jusqu’à une plage différente de celle où nous avions
débarqué. J’ai perdu mes notes et les échantillons que j’avais eu tant de mal à
réunir. Je ne vois pas le bateau. Est-ce qu’ils me cherchent ? Est-ce
qu’ils me considèrent comme perdue dans le brouillard ? J’ai peur, j’ai
froid.
Des heures plus tard, je suis toujours
là, sur une île perdue, à rassembler peu à peu des débris d’embarcation durant
cet interminable jour qui dure 20 heures en été, à attendre qu’ils me trouvent
avant que n’arrive l’hiver qui signifiera 20 heures de nuit et durant lequel je
ne pourrai survivre. Je me dis qu’en Antarctique il n’y a pas de microbes parce
qu’ils meurent de froid. J’éclate d’un rire hystérique, et mon rire ricoche sur
l’eau. Heureusement, je n’attraperai pas la grippe. Et je pense en tremblant
que très probablement je mourrai gelée en ce coin du globe primitif, intact.
Le froid me glace jusqu’aux os, je ne
sens plus mon visage; le dernier poisson qui aurait comblé le vide que je
ressens au creux de mon estomac a échappé à mes mains engourdies et est retombé
dans l’eau.
Un brouillard humide, persistant, gris et
muet qui étouffe les sons et les sensations, les visions et les saveurs, une
solitude infinie, une tristesse sans fin, c’est tout ce qui m’entoure. Des
vagues impétueuses poussent les débris de la barque en bois vers le bord de
l’île où s’accumulent glaçons, ombres et fantômes.
Entre les rochers blancs je bâtis un
refuge au moyen de débris de l’embarcation, précautionneusement pour ne pas
glisser sur les endroits où s’ouvrent des fissures dans le sol gelé.
Incroyable, cette cascade qui tombe, vertigineuse, dans la mer depuis les
hauteurs ! Des torrents d’eau rebondissent. Je sais qu’une partie de la
planète connaît une période de dégel. Si rapide ? L’île est-elle en train de fondre sous mes yeux, comme un
volcan d’eau, dans un craquement de banquises, dans la dissolution d’une
matière solide qui se liquéfie, de banquises qui fondent, ouvrant un précipice
dans les volumes de glace ? Je tente de m’éloigner d’une réalité brutale,
mais je crois qu’en vérité je suis en train de mourir.
De temps à autre, je me nettoie les yeux
pour enlever la glace qui s’accumule sur les cils. Une étincelle d’espoir
jaillit à travers le brouillard épais et l’eau omniprésente. Une paroi haute,
blanche et presque transparente s’approche de la plage et peut-être est-ce que
je me rapproche moi aussi, bien que je ne sache pas ce qui se passe réellement.
Me voici dans la lumière. L’odeur de sel s’accentue, le goût du dernier oursin
me remonte aux lèvres, le vent recommence à bruire dans mes oreilles. Est-ce
que je reviens au monde ou est-ce que je délire ?
- Qui suis-je ? Quelqu’un me demande
qui je suis ? Je n’entends plus que le silence.
- Je suis une femme égarée, sans repère,
une biologiste, naufragée d’un bateau d’exploration. J’ai voulu être
découvreuse, navigatrice, enquêteuse. J’ai rempli ma vie de rêves et mes yeux
d’océan. Ma vie s’achève, et je suis une goutte d’eau de plus dans cette
immensité. Je ne suis personne. Je peux exister ou ne pas exister, je suis
quelque chose de plus au milieu de la vie qui continue, me dis-je, mais la voix ne veut pas sortir de la gorge.
Je voudrais marcher, mais mes pieds ne
m’obéissent plus. Si seulement je pouvais bouger, mais je suis là, paralysée,
sur des écailles de glace commençant à fondre et à se disloquer sous mes bottes
qui, désormais, ne me protègent plus du froid. Je vois s’infiltrer dans la
muraille de nuages gris un autre rais de lumière. Je lève la tête vers ce qui
est la vie, ce qui illumine la vie. Mais rien ne se fait entendre alentour.
Ce sol fragile va, d’un moment à l’autre,
s’ouvrir et je terminerai mes jours emprisonnée dans une glace transparente.
Le scintillement s’intensifie. Est-ce un
mouvement ce que je vois dans mon délire ?
Une ombre derrière la muraille qui se
disloque me fait penser : il y a autre chose que moi au milieu de ces
banquises. Elle s’approche tandis qu’un
scintillement se reflète sur le verre et m’aveugle. Je distingue mieux cette
ombre, mais ses contours se diluent, découvrant un navire différent de tout ce
que j’ai vu auparavant. Il est grand, arrondi, cerné de points qui se mettent à
tourner lentement. Comme des couteaux, ils entaillent les parois. On dirait
qu’ils veulent se libérer d’une carapace qui les oppresse. La chose est en
train de se dégager ou de naître ? Elle est énorme. Elle glisse vers la
cascade, et l’eau finit de révéler son énorme masse de métal luisant qui tourne
et lance des rayons scintillants nés de quelques orifices. Je ne peux pas
bouger, bien que le glacier paraisse fondre. Le froid, ou le rayon, m’a
paralysée. Je ne peux qu’observer, en bougeant les yeux, ce qui m’entoure. Mon corps ne m’obéit pas.
Je vais me congeler, et cette île va me recouvrir de glace.
Sorti de la cascade un être étrange
s’approche. Un être à l’?il unique au milieu du front. Un cyclope infernal, un
monstre qui était prisonnier de la roche gelée. Comme dans un rêve, je sens
qu’il me soulève de ses bras puissants, couverts d’écailles métalliques, et je
reste immobile, statue de glace. Ses pieds
énormes se dirigent vers le navire qui a
ouvert une cloison dans un de ses flancs. Ce cyclope, veut-il
m’enlever, me subjuguer, me manger, me
tuer ? Est-ce un extraterrestre ? Est-ce un rêve, un délire ou
suis-je en train de mourir et est-ce le chemin vers l’au-delà ?
Je m’évanouis de terreur tandis
qu’alentour le brouillard enferme dans des murs de glace le navire inconnu et son
mystère.
* Les cornes du
Diable
(Traduit
de l’espagnol par Pierre Jean Brouillaud - Publié par Paolo Secondini à Commentaire)
FABIO CALABRESE
REVEIL
L’homme
ouvrit lentement les yeux. Il se sentait reposé, plein d’énergie après un long
sommeil réparateur. Pendant un long moment, il resta immergé dans un état
semi-conscient accompagné d’une sensation de bien-être.
Puis
il finit de se réveiller et fut assailli de souvenirs. Il aurait dû se trouver
à l’hôpital pour être opéré d’un kyste au cerveau, sorte de tumeur bénigne qui,
de temps à autre, exerçait une pression sur les zones cérébrales voisines et
lui provoquait de violents maux de tête.
Bien
entendu, il était peu enclin à se faire ouvrir la boîte crânienne, mais on lui
avait expliqué que l’opération n’était pas dangereuse, alors que le kyste, s’il
persistait, risquait de dégénérer en tumeur maligne.
Il
porta les mains à sa tête. Si on l’avait trépané, il devrait avoir au moins la
tête bandée, mais non. Il aurait dû avoir la tête rasée, mais ses doigts
touchaient sa chevelure. Celle-ci était épaisse et plus longue que dans son
souvenir.
Il
s’aperçut qu’il ne se trouvait pas dans son lit, mais qu’il flottait dans un
bassin rempli d’un liquide tiède. C’était de l’eau, ou quoi d’autre? Il n’avait
aucune idée précise, tout au moins sur ce point.
En
regardant mieux, il lui sembla que ça ne semblait pas être de l’eau, ou alors
qu’elle devait être mêlée à autre chose parce qu’elle avait une légère
coloration ambrée et qu’elle était peut-être un peu trop dense.
Il
essaya de prendre pied et il y parvint. Heureusement, ce bassin n’était pas
trop profond. En effectuant ce mouvement, il s’aperçut qu’il avait détaché son
corps de plusieurs petits tubes fixés par des aiguilles semblables à celles
d’une perfusion.
Il
prit appui sur le rebord de la cuve et en sortit.
Il
examina toute la pièce autour de lui. Ça pouvait être une chambre d’hôpital, ou
tout autre chose, avec un bassin au lieu d’un lit. Un milieu propre, bien tenu,
anonyme, aux parois blanches et vernies. Contre le mur il y avait un écran avec
une série d’indicateurs qui ne lui disaient absolument rien.
La
porte n’était pas fermée. Il l’ouvrit et sortit. Il se trouvait dans un
couloir, un long couloir anonyme entouré, des deux côtés, de portes pareilles à
celle de la pièce dont il était sorti.
Il
arriva au bout du couloir qui faisait un angle de quatre-vingt dix degrés et se
retourna. Il buta sur une fille qui venait du côté opposé.
La
jeune femme – plutôt jolie, il le remarqua - portait une tenue qui ressemblait
à celle d’une infirmière et avait entre les mains un récipient métallique.
Celui-ci tomba par terre, éparpillant dans sa chute des médicaments, de la
gaze, une seringue, un sac de perfusion.
La
fille avait une expression d’embarras et de stupeur, réaction qui lui parut ne
pas être due uniquement au fait qu’il était nu.
« Vous,
vous… qu’est-ce que vous faites ici ? » balbutia-t-elle tandis
qu’elle se penchait pour ramasser le récipient et les médicaments tombés.
« Je
ne sais pas », répondit-il en se penchant à son tour pour l’aider.
« C’est ce que je me demandais moi aussi. »
La
fille sembla se remettre de sa surprise et lui montra une porte.
« S’il
vous plaît, attendez ici. Je vais appeler le docteur Knight. »
Il
entra. C’était une petite salle d’attente meublée de quatre sièges recouverts
de velours bleu et d’une table basse en verre.
Peu
après, la fille revint et lui tendit une espèce de peignoir qu’il revêtit, puis
elle s’éloigna rapidement.
Le
peignoir était blanc et semblait à peu près propre. Il portait en lisière une
inscription en lettres bleues. L’homme s’attendait à y trouver le nom de
l’hôpital. Mais il lut : « UCLA, Université de Californie, Los
Angeles, faculté de Sciences naturelles, département de biochimie. »
« Au
moins », se dit-il, « c’est consolant de savoir que je me trouve
encore à Los Angeles et que je n’ai pas été kidnappé puis transporté sur une
autre planète. »
Sur
le mur opposé à l’entrée il y avait un miroir. Il s’approcha et se regarda dans
la glace.
C’était
bien lui, aucun doute. Il reconnaissait son image, sauf qu’il avait
l’impression d’avoir des cheveux plus longs mais aussi plus fournis que dans
son souvenir. Il regarda le bout de ses doigts. Il était, ou il avait été –
maintenant il n’en ressentait pas la moindre envie – un fumeur invétéré, et sur
le bout de ses doigts il était facile de reconnaître les marques jaunes de la
nicotine. Cette fois, il n’y en avait plus la moindre trace. Cela ne pouvait
signifier qu’une seule chose : il ne fumait plus depuis des mois. Alors il
était resté des mois dans le coma, ou quoi ?
Il
scruta de plus près sa propre image dans le miroir. Depuis des années il avait
une incisive cassée qui, à son grand désespoir, gâchait son sourire.
Maintenant, la dent était intacte et sa dentition, pour autant qu’il puisse
voir, parfaite.
Il
se mit à répéter comme une mantra, et comme pour s’assurer de sa propre
identité :
« Je
m’appelle Herbert Bramwell, j’ai 38 ans, je mesure 1 mètre 76 cm. Je suis né à
San Francisco, Californie, en 2014. Je suis diplômé de philosophie de l’UCLA,
Los Angeles, depuis 2036. Je me suis marié en 2040, j’ai un enfant, j’ai
divorcé en 2044. J’ai exercé diverses professions. Actuellement, je suis, ou,
plutôt, j’étais, avant mon réveil, directeur du personnel d’une société d’informatique. »
Peut-être
cette mantra était-elle assez inutile ; il n’avait pas d’absences de
mémoire, son histoire, sa vie étaient relativement claires, mais en ce moment
il éprouvait vraiment le besoin de se rassurer.
L’homme
en chemise blanche qui venait d’entrer était jeune, de grande taille, mince, le
crâne précocement dégarni et les yeux bleus, avec une légère tache de rousseur
sur le visage.
« Monsieur
Bramwell, bonjour. Je suis le docteur Knight. Comme vous
sentez-vous ? »
« « Bien,
merci », répondit Hubert Bramwell, « Plus en forme que je ne
l’ai été depuis pas mal de temps, pour autant que je me souvienne. Simplement,
j’ai très faim. J’ai l’impression de ne rien avoir avalé depuis des
siècles. » « Un peu de patience », dit le docteur Knight,
« et nous allons y pourvoir, ne vous inquiétez pas. »
Peu
après arriva l’infirmière que Bramwell connaissait déjà.
« Je
vous ai apporté de quoi vous habiller », dit-elle, « un polo et un
pantalon. Pour les chaussures, je n’étais pas sûre de la pointure, et donc je vous
ai apporté une paire de tongs, si ça vous convient. »
« Ok.
Ça ira très bien. »
« Il
y a quelque chose que je voudrais savoir », poursuivit Bramwell à
l’adresse du docteur Knight, « le docteur Johnson, mon médecin, qui devait
m’opérer, où est-il maintenant ? »
Le
jeune docteur parut embarrassé :
« Je
regrette, mais, pour le moment, le docteur Johnson ne peut pas être présent.
Mais je peux vous dire que c’est lui qui vous a opéré et que, pour autant que
je sache, son opération a parfaitement réussi. »
Tandis
que les deux autres le laissaient seul pour lui permettre de se changer, Hubert
Bramwell pensait à ce que venait de lui être de lui être dit. Le docteur
Johnson était son médecin de confiance et un ami. Son absence le préoccupait.
Le
docteur Knight ouvrit la porte et demanda :
« Etes-vous
prêt pour notre promenade touristique ? »
Hubert
Bramwell fit signe que oui.
« Venez »,
dit le médecin, « en cours de route je vous expliquerai tout. »
L’endroit,
constata Bramwell, était tout à fait moderne, très propre, très vaste, un
hôpital à l’intérieur duquel se trouvait
un centre de recherche universitaire. Le docteur Knight lui montra rapidement
les couloirs où se trouvaient d’autres patients mais ils ne s’en approchèrent
pas vraiment. Il n’y a pas lieu de les déranger, dit le docteur.
Les
explications de Knight avaient produit chez Bramwell plus de confusion que
d’éclaircissements.
Apparemment,
il était un des patients « particuliers » du centre de recherche, le
terme de « cobaye » était un peu trop brutal et ne correspondait
probablement pas à la réalité. Bramwell ne parvenait à comprendre pourquoi.
L’intervention à laquelle il avait été soumis était délicate : elle
supposait l’ouverture de la boîte crânienne, mais elle n’était pas
particulièrement complexe et n’exigeait pas une technologie d’avant-garde. Et,
surtout, Bramwell ne parvenait pas à comprendre pourquoi il n’y avait aucun
signe de trépanation.
« Oh !
mais je suis impardonnable ! » s’écria le docteur Knight,
« j’ai oublié que vous aviez faim. Venez, je vais vous offrir un solide
petit déjeuner ! »
Le
docteur le conduisit jusqu’à ce qui devait être la cantine du personnel, une
grande salle située dans la partie haute de l’édifice. Sur le côté se trouvait
une baie panoramique. C’était du genre self service, et, pour le moment, ils
étaient seuls.
Bramwell
se servit généreusement de lait, de café, de toasts, de beurre.
Il
s’assit à une table et se mit à manger. Il avait l’impression de n’avoir jamais
goûté quelque chose de plus savoureux, de ne jamais avoir eu autant faim de
toute sa vie. Le docteur Knight n’avait rien pris.
« Je
pense que vous pouvez m’écouter tout en mangeant », reprit-il.
Bramwell
fit signe que oui.
« Je
sais qui nous étiez. Excusez-moi, je veux dire : vous êtes une personne
cultivée, même si vous n’êtes pas un chercheur, un scientifique. Je pense que
vous n’aurez pas beaucoup de difficultés pour me comprendre. Que savez-vous du
clonage ? »
« Je
sais qu’on en a beaucoup parlé il y a des années, » répondit Bramwell,
« puis les recherches ont été abandonnées »
« On
peut dire, je crois », poursuivit le docteur Knight, « qu’aucun
autre domaine de la recherche scientifique entre la fin du XXème siècle et les
débuts du XXIème n’a suscité autant d’espoirs et autant de déceptions. Pendant
un certain temps, on a pensé que l’on tenait peut-être le moyen de réaliser le
plus grand rêve de l’homme : l’immortalité physique, mais on a vite
compris que l’existence d’un clone, de celui qui est le jumeau d’un autre du
point de vue génétique n’a rien à voir avec la continuité ou du moins avec la
vie de la personne en question.
Il
s’agit en réalité d’un processus relativement et théoriquement simple : on
prend le noyau d’une cellule somatique d’un être vivant et on l’insère dans une
cellule-souche privée de son noyau originel. On fait se développer l’embryon
dans un utérus, dans un utérus artificiel, dans un ?uf selon l’espèce, sur une
culture d’agar-agar s’il s’agit d’une plante, et l’embryon qui se formera, la
créature qui verra le jour sera la copie, du point de vue génétique, du
donateur de la cellule somatique qui en est, en fait, l’unique géniteur.
Mais
il y a un mais, et de taille. Ce qui a, pendant longtemps, à peu près conduit à
abandonner ce type de recherche. Disons que dans la nature le clonage est un
phénomène qui n’a rien de rare. A part le cas des jumeaux, vous savez que si
une étoile de mer perd une de ses branches, non seulement elle peut la
régénérer mais de la branche cassée peut naître une nouvelle étoile qui sera, à
tous points de vue, un clone de la précédente. Des plantes comme la vigne et le
géranium se reproduisent par bouture : un sarment ou un rameau peut
devenir une plante à part qui est une clone de celle dont il provient. Mais
quand on parle d’animaux supérieurs, comme les mammifères, ce n’est plus du
tout la même chose. J’imagine que vous avez entendu parler de Dolly, la brebis
Dolly, premier mammifère cloné, qui a vu le jour en Grande-Bretagne vers la fin
du XXème siècle. Ce pauvre animal a bientôt montré une série surprenante d’infirmités
et est mort prématurément. En fait, Dolly était « née âgée », ayant
l’état biologique de l’animal qui avait donné sa cellule somatique,
c’est-à-dire son patrimoine génétique. La même chose est arrivée et s’est
toujours produite pour les autres animaux clonés. En fait, il manque ce
processus de régénération qui se produit quand la conception est normale et qui
permet à chaque génération de repartir de zéro. C’est un fait qui limite
sérieusement l’utilité du clonage en zootechnie, même s’il peut se révéler un
précieux instrument dans la lutte pour protéger de l’extinction des espèces à
risque, et le rend inapplicable aux êtres humains, car un homme « né
adulte » sans avoir bénéficié d’une longue enfance, de la longue période
d’apprentissage qui caractérise notre espèce serait à tous égards un handicapé.
Ceci, bien entendu, à moins qu’on ne trouve la possibilité de cloner aussi les
souvenirs de l’intéressé. Dans ce cas,
les possibilités pourraient être pratiquement infinies. Nous pourrions,
pour ainsi dire, éviter la disparition prématurée de talents particuliers,
scientifiques, littéraires, artistiques. On a souvent caressé l’idée de cloner
des personnes douées de talents particuliers, artistiques ou scientifiques.
Imaginez un peu que l’on ait la possibilité de remédier au fait que le destin
nous a privés trop tôt du talent de Raphaël ou de Mozart. Seulement les choses
ne fonctionnent pas, ne peuvent pas fonctionner ainsi. Même si nous clonions un
génie des arts ou des sciences aujourd’hui en vie – non pas Mozart ou Raphaël,
dont le talent est irrémédiablement perdu – son clone n’hériterait que de sa
structure génétique, et non de l’expérience de la vie qui ont fait évoluer as
personnalité d’une certaine manière… à moins que…
« A
moins que… », fit en écho Bramwell qui, entre temps, s’était arrêté de
manger.
« Essayez
d’imaginer », reprit le docteur Knight. « où est déposée physiquement
la mémoire d’une personne. Dans les modifications subtiles que connaît l’ADN
des cellules cérébrales. »
« Oui »,
objecta Bramwell, « mais, pour autant que je sache, les cellules
cérébrales, les neurones, ne peuvent pas se reproduire, c’est pour cela que les
effets d’une lésion cérébrale, à la différence des autres blessures, sont
irréversibles. »
« C’est
exact », répondit le docteur Knight, « mais ce qu’il faut reproduire,
ce ne sont pas les neurones, mais une cellule-souche contenant l’ADN extrait
des neurones, et je vous assure que cela a été possible. »
Le
docteur Knight changea d’expression. Il sembla presque vouloir s’excuser.
« Qu’auriez-vous
fait à notre place ? », demanda-t-il. « Avant de commencer à
ouvrir le crâne des divers prix Nobel pour en extraire l’ADN cérébral,
n’auriez-vous pas tenté une expérience pilote ? Nous avions sous la main
un échantillon de tissu cérébral extrait d’un patient en cours d’opération du
cerveau effectuée en 2062 ».
Il
invita Bramwell à se lever et le conduisit devant la baie panoramique.
Il
lui montra le panorama urbain au-dessous d’eux.
« C’est
toujours Los Angeles », dit-il, c’est toujours la ville la plus étendue du
monde, même si ce n’est pas la plus peuplée. Elle est moins peuplée que Mexico,
le Caire et Tokyo, mais aujourd’hui elle dépasse New York pour le nombre des
habitants. Elle est encore plus étendue que dans votre temps, car tout autour
du centre urbain, comme autour des secteurs de Hollywood, Glendale, Pasadena,
Santa Monica, il y a les favelas des immigrants hispaniques. Elle est
aujourd’hui, plus encore qu’à votre époque, chaotique, tentaculaire,
dangereuse. »
Il
posa la main sur son épaule.
«
Maintenant, vous comprenez », ajouta-t-il, baissant la voix presque
jusqu’à un murmure, « pourquoi le docteur Johnson, votre médecin de
confiance n’est pas ici. Il est mort depuis près d’un siècle. »
(Traduit de l’italien par Pierre
Jean Brouillaud - Publié par Paolo Secondini à Commentaire)
LES AUTEURS
Née à Lima, Adriana Alarco de Zadra
partage son temps entre le Pérou, où elle dirige un musée, et l’Italie, où
vivent deux de ses filles et ses petits enfants. Elle passe aisément de la
science-fiction au fantastique et au travail de mémoire tant personnelle que
collective. A publié 17 livres (géographie, récits et ouvrages pour enfants),
FABIO
CALABRESE. Né
à Trieste en 1952, enseignant. A fondé dans les années 1970, avec Giuseppe
Lippi, la revue de fantastique Il re in
giallo. Il a publié des anthologies et des romans. En 2000 il a créé avec
Roberto Furlani, le magazine CONTINUUM.
Ben fatto questo numero di Pegasus seguendo i desideri di tutti gli autori di arrivare ad un maggior numero di lettori di tutto il mondo.
RispondiEliminaRingrazio Pierre Jean per la bella traduzione del mio racconto e a Paolo per pubblicare questo secondo numero di Pegasus Internazionale.
Un abbraccio, Adriana