- Pouvez-vous me dire où se
trouve la rue du Cimetière, ai-je demandé au jardinier qui taillait les rosiers
au milieu du rond-point. Arrivé là, je
ne m’y retrouvai plus.- A dire vrai, je ne suis pas
d’ici, m’a-t-il répondu. Demandez plutôt au chat.
Je n’avais pas remarqué cet
énorme matou noir assis de l’autre côté du talus qui me dit d’une voix
flûtée :
- Pourquoi voulez-vous aller rue
du Cimetière ? Vous ne pouvez pas attendre votre tour ?
- J’y ai rendez-vous, ai-je dit,
agacé.
Le chat sortit de je ne sais où
un portable et se l’appliqua à l’oreille gauche :
- Votre correspondant n’est pas
chez lui.
- Comment le savez-vous ?
(Le vouvoiement m’avait échappé).
- Vous allez au numéro 15 où vous
attend monsieur Bacaras. Vérifiez vous-même.
Je l’avoue, je fais partie de ces
attardés qui n’ont pas de portable.
Le chat me tendit le sien après
avoir, en virtuose, pianoté sur les touches.
- Allo…
C’était bien la voix de
Bacaras :
- Pour notre rendez-vous, veuillez
m’excuser. J’aurai une heure de retard.
A bientôt.
Avez-vous vu un chat
sourire ? Cela n’a rien de rassurant. Il retrousse ses moustaches et
découvre ses crocs. Un éclair, puis le matou avait retrouvé son air plutôt
patelin.
Un silence, un peu gêné…
Pour être aimable, j’ai dit au
jardinier :
- Euh…. Je ne savais pas qu’on
taillait les rosiers en cette saison.
- En quel mois êtes-vous ?
- Moi, je suis en mars.
- Et moi en août, dit le chat
- Je croyais…
- A chacun sa saison, précisa le
chat.
Perplexe, j’ai demandé :
- Quelle heure avez-vous ?
Moi, j’ai 11 heures 15.
- Pour ce qui est de l’heure,
répondit le chat, solennel, nous ne transigeons jamais. Mais votre montre est
arrêtée. Le temps est suspendu. Pas
celui de vos artères, malheureusement. Il est 11h35.
- Exact, dit le jardinier qui
ajouta à l’adresse du matou :
-Tu ferais mieux de conduire
monsieur. Tu es là pour ça.
- Je crois qu’il y erreur, ai-je
objecté.
- Pas du tout, a coupé le chat.
Nous avons une heure devant nous.
Il disparut dans la cabane du
cantonnier qui se trouvait à gauche. Quand il en sortit, il tenait à la main
une paire de bottes à revers.
Il se chaussa, se dressa et
dit :
- Le temps d’un détour. Vous ne
le regretterez pas.
Pourquoi pas ? J’ai toujours
aimé l’imprévu.
Le chat reprit :
- Mon maître…
- Le marquis de Carabas, ai-je
glissé, croyant être spirituel.
- Lui-même.
- Ah ! Parce qu’il existe…
- Il existe puisque vous en
parlez. Mais c’est assez loin. Pour le voyage nous avons à notre disposition…
Il tapa des deux pattes.
Je n’entendis rien, mais,
bientôt, je perçus un roulement de fer sur du pavé.
Apparut une berline noire, tirée
par deux chevaux de la même couleur.
Le cocher était vêtu de blanc. Sa
tête rappelait un potiron vide et éclairé de l’intérieur à l’occasion de Halloween.
Il leva son chapeau, sourit, et son visage parut se fissurer.
- Vous serez à l’heure dite pour
votre rendez-vous, reprit le chat. Le détour s’opère uniquement au présent.
De sa patte droite, il me fit
signe de monter en voiture.
L’intérieur du véhicule était
tapissé d’écarlate. Le chat s’assit en face de moi. Je vis claquer le fouet
mais ne l’entendis pas.
Aussitôt, le décor s’efface. Ne
reste que la voiture. Par les vitres on ne voit qu’un vide bleuté, évoquant un
ciel légèrement voilé. Quand on se penche par la portière, on s’aperçoit que
l’arrière de la voiture s’estompe pour se fondre dans le vide. Les chevaux, de
noir, tournent au gris cendré.
- Mon maître m’appelle Balthazar,
dit mon compagnon qui me tend la patte.
On a l’impression de serrer une
main, mais, sous le velours, je sens les griffes.
- Très heureux, Balthazar…
Comment parler à un chat qui
parle ? Je ne peux me résoudre à le tutoyer.
De lourds piétinements se font
entendre.
- Je m’y attendais, grogne le
chat, ça se complique. Ce sont les dragons.
- L’armée…
- Si on peut dire.
Une vapeur rougeâtre se forme
derrière nous. Elle prend bientôt des tons d’incendie.
Puis des flammes surgissent. Je
m’écrie :
- Elles nous poursuivent !
- Vous commencez à comprendre,
grommelle mon guide.
Apparaît alors le premier dragon
dont les écailles luisent de reflets gris bleu. Il doit faire dans les trois,
quatre mètres de long. Sa gueule violacée crache des flammes d’une portée de
cinq à six mètres.
Le cocher cravache. Les chevaux
foncent, j’allais dire ventre à terre, sauf qu’il n’y a pas de terre.
- Ils vont nous rattraper,
dis-je. Que faire ?
- C’est votre faute, après tout.
Votre montre s’est arrêtée, mais vous n’avez pas cessé de penser à votre temps
qui interfère avec le nôtre. Les dragons en profitent. Pensez à autre chose,
ils disparaîtront.
- Oui, mais à quoi ?
A travers les vitres filtre une
odeur d’?ufs pourris.
- Hydrogène sulfuré, précise le
chat. Forcément, l’haleine des dragons ne peut pas sentir la rose.
Déjà les deux premiers monstres courent à notre hauteur, un de
chaque côté de la berline qu’encadrent les flammes.
Balthazar ouvre la vitre et
siffle. Par ma faute (d’après Balthazar), le temps a dû reprendre son cours,
j’entends. Le fouet claque, les roues de la voiture crissent. Les jeux de feu
crépitent, tandis que, derrière eux, le soir tombe, restituant une ligne
d’horizon.
Les dragons forment autour de
nous comme une haie d’honneur. Ils continuent à cracher devant eux.
Les langues de flamme
s’éteignent, l’une après l’autre. C’est alors l’horizon qui flamboie. Les
dragons ont disparu. Sur ce qui semble être le crépuscule se découpe l’énorme
silhouette d’un manoir aux toits pentus flanqués d’une tour crénelée. Un château fait pour des géants.
Les murs restent cachés dans une
broussaille épaisse, églantiers et ronces qui semblent interdire l’accès.
- Vous connaissez ? demande
Balthazar.
- Ça fait penser au château de la
Belle au Bois dormant… Sommes-nous arrivés ?
Le chat ne répond pas.
J’insiste :
- Une heure singulière pour déranger
votre… ton maître.
Le chat se contente d’esquisser
un de ses horribles sourires. Il soulève
quelques branches et commence à progresser à travers les buissons qui
s’écartent devant lui, avant de se refermer sur moi et de me griffer le visage.
Je suis mon guide malgré tout.
Apparaît une souris qui se
faufile entre les basses branches. Balthazar l’a repérée. Il allait bondir. Il
se retient. Mais son ?il brasille sur un ciel rouge sang.
Une grille ornée d’entrelacs qui
dessinent la lettre B.
Elle s’ouvre devant nous
Une lourde porte en partie cachée
par le lierre. Balthazar exhibe un mirliton dont il tire une musique
aigrelette, nostalgique au début, puis narquoise. La porte tourne sur ses
gonds.
Nous traversons une cour déserte.
Balthazar pousse les battants
d’une deuxième porte qui libère un nuage de poussière.
Un salon où, à travers la
pénombre, des formes s’agitent le long des parois. Une galerie de miroirs où
courent, se poursuivent, se recouvrent, s’effacent des reflets que je parviens
pas à identifier.
Un corridor qui semble aller en
se rétrécissant. Au fond, comme gardant l’issue, deux lévriers blancs, museau
entre les pattes, endormis. Balthazar me fait signe. On enjambe. Tout juste la
place. On dirait que les chiens ont levé la tête.
Une chambre au mobilier
hétéroclite, vraie caverne de brocanteur.
Sous de très fins voilages – ou
des toiles d’araignée ? – la Belle repose sur un lit défait, dans sa
chemise de dentelle. Corps parfait, d’une blancheur sépulcrale. Une morte. Seul
un regard attentif révèle une faible respiration.
Je reste interdit, fasciné par la
beauté de ce corps offert à travers son sommeil.
La Belle soupire. A peine.
Plutôt, elle gémit.
Balthazar joue une musique
horriblement discordante. La Belle sursaute. Le corps charmant se tord. Quel
désir ou quel cauchemar la musique éveille-t-elle chez la dormeuse qui
halète ?
- Balthazar, elle semble
souffrir.
- Elle sait que le Prince
charmant a, de nouveau, loupé le coche et qu’il ne passera pas de sitôt, il
préfère fricoter avec Blanche-Neige.
D’elle même, ma main avance, à
toucher une hanche. Un doigt l’effleure.
L’image explose en un petit nuage
bleuté qui, aussitôt, s’évanouit.
Je me retourne vers
Balthazar :
- Encore un de tes tours de
passe-passe !
- Il ne fallait pas toucher. Vous
n’êtes pas celui qui la réveillera.
Il arbore un rictus ironique,
comme pour mieux prendre ses distances.
- Et maintenant ?
Il joue quelques notes. Le corps
se recompose. J’enrage, mais n’ose plus bouger.
- Venez. Nous avons mieux à
faire.
Cette fois, j’en suis sûr, les
lévriers entrouvrent un ?il quand nous les enjambons.
Au fond d’un jardin d’hiver, un
loup est assis sur un fauteuil, au milieu de citronniers en pots. Il tient sur
ses genoux musculeux et velus une jeune personne qu’il lutine. La demoiselle
est nue, à l’exception du chaperon - rouge, bien entendu - qu’elle a gardé sur
la tête. A tour de rôle, les deux partenaires mordent à pleines dents dans une
énorme tartine de pain beurré. A chaque bouchée, le loup fait admirer sa
denture à la jeune personne qui glousse de plaisir. A côté, un canapé défoncé
sur lequel traîne une cape écarlate.
Le loup empoigne la demoiselle,
la porte jusqu’au canapé, l’y dépose ou, plutôt, l’y jette. Elle rit par
saccades, de plus en plus aiguës.
Le loup nous a repérés. Il pose
sur la vitre une patte qui se transforme en une main énorme, puis en tache
d’encre et nous cache la suite.
Quelque part, un orchestre joue
un air de menuet. Ah ! Je vois !
Le maestro, c’est Riquet dont la
houppe rousse oscille, comme pour marquer la mesure. Il gesticule, montrant
tour à tour les deux profils de son visage asymétrique. Déséquilibre qui met
mal à l’aise.
Au milieu d’un groupe
d’admirateurs, le Chaperon rouge a revêtu sa cape que son bras relève. Dessous,
la demoiselle reste nue.
Non loin se pavane le Loup,
sanglé dans une uniforme de fantaisie : dolman à brandebourgs, culotte
rouge. Entre ses oreilles pointues un shako à pompons s’orne d’une tête de mort
sur tibias entrecroisés.
Une demi-douzaine d’adolescents
l’entourent et le questionnent :
- Messire Loup, aucune femme ne
vous résiste. Que trouvent-elles chez vous ?
- La Bête ! fait-il tandis
que ses yeux lancent des éclairs.
Ricanements.
- La Brute. On ne le refera pas,
me glisse Balthazar.
Tout contre le buffet se campe un
géant vêtu d’un habit noir, chaussé de bottes énormes et portant gibus taupé.
Les yeux lui sortent de la tête sous le hérissement des sourcils. Il est
flanqué d’un petit garçon menu et déluré qui l’approvisionne en gâteaux.
- Voici l’Ogre, explique
Balthazar. Il fait un peu partie des meubles. C’est l’ancien châtelain.
- Rappelle-moi ce qui s’est
passé.
- La tradition veut que, jadis,
il ait été capable de se transformer en n’importe quelle créature de son choix.
On prétend que je l’aurais alors défié de se
métamorphoser en souris et que,
sous cette forme, je l’aurais mangé, permettant ainsi à mon maître de
s’emparer de ses biens. Faux, d’un bout à l’autre.
- Et la vérité, selon toi.
- Le marquis et lui ont joué le
domaine aux dés.
- Et Carabas a gagné.
- Exact.
Les adolescents gravitent
maintenant autour du géant :
- Seigneur Ogre, une question, si
vous permettez.
Il grogne un assentiment.
- Quand vous dégustez vos…
proies, quel est votre morceau préféré ?
- Les zizis à la moutarde.
L’auditoire hurle de plaisir,
avant de s’éloigner, laissant l’Ogre s’empiffrer.
A notre approche, il s’essuie
la bouche, gouffre noir ouvert dans une
barbe hirsute et un visage rouge brique. Il cligne de l’?il et désigne les
gâteaux :
- Gardez ça pour vous. J’ai
toujours aimé le sucré. Poucet, sois gentil, offre des choux à la crème à ces
messieurs.
L’enfant s’exécute. Le géant lui
donne une tape amicale :
- Je le lui répète. Poucet, mon
petit, choisis plutôt les douceurs. SI je dois te manger un jour, j’aimerais
(roulement de prunelles) que tu aies goût de praline. Mais le garnement préfère
le salé. Par esprit de contradiction.
Il éclate d’un rire tonitruant
tandis que le gamin nous jette en coin le regard ironique de celui qui a
entendu cent fois la même histoire.
L’orchestre de Riquet à la Houppe
attaque un morceau qu’il me semble reconnaître. Oui ? Non.
La cadence se précise, Un
balancement de métronome. Machinalement, je regarde ma montre. Onze heures
trente-cinq.
Le décor s’évanouit. Retour au
vide qui a suivi notre départ en berline.
Mais la voiture est partie.
Comment rentrerai-je ? J’ai un instant de panique.
Quelques cailloux luisent sous une lumière blafarde, évoquant le début d’un chemin qui se dessine à mesure que j’avance.
Quelques cailloux luisent sous une lumière blafarde, évoquant le début d’un chemin qui se dessine à mesure que j’avance.
C’est l’ogre, à nouveau, que je
croise. Il me salue, fort civilement. Il tient à la main ses bottes de sept
lieues. En chaussettes à carreaux, il saute d’un caillou sur l’autre, tel un
enfant qui joue à la marelle. Il sifflote un air de menuet en comptant les
cailloux, puis dit : Trente-trois. Ah bien sûr, il suit la trace du
Petit Poucet.
Au fait, Carabas ? Où
est-il, en définitive ?
Nulle part. Partout.
Très vite, je me retrouve à
l’entrée de la rue du Cimetière.
Le jardinier est toujours occupé
à tailler les rosiers.
- Déjà de retour, me dit-il.
Il tire sa montre :
- Hum ! Onze heures
trente-cinq.
Je regarde la mienne. Elle
confirme.
- Qu’avez-vous fait de
Balthazar ?
- Il m’a faussé compagnie.
- Vous croyez ?
Bacaras vient m’ouvrir. Il est
accompagné d’un chat noir qui fait le gros dos et se frotte contre mes jambes.
Après une seconde d’hésitation,
je me penche et, prudemment, le caresse.
Il ronronne comme un vulgaire minet des familles.
- Balthazar, dit Bacaras. Il est
un peu encombrant… Je vous en prie, par ici. Désolé pour le retard. Vous n’avez
pas trouvé le temps trop long ?
- Oh ! J’ai fait un détour
chez… Carabas.
Un éclair fend les yeux jaunes,
oblongs de Bacaras.
- Carabas, dites-vous ? Vous
me raconterez ça, avant d’attaquer ce qui me vaut le plaisir de votre
visite : le récit de ce que j’appelle mes « sept
vies ».
Un saluto cordiale all'amico Pierre Jean, indubbiamente un grande scrittore e interprete della letteratura fantastica.
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