giovedì 1 ottobre 2015

MOI, ZOMBIE di Jean-Pierre Andrevon



Aujourd’hui, j’ai mangé mon grand-père.
Enfin, une partie. La plus tendre, si on peut dire que soit tendre un morceau de fesse plissée et l’arrière d’une cuisse qui ne vaut guère mieux.
C’est que grand-père, il doit bien avoir... voyons – pas loin de quatre-vingt-dix. Peut-être quatre-vingt-huit ou quatre-vingt-neuf, je ne sais plus. L’ennui, quand le temps a choisi de s’immobiliser, c’est que le passé se perd dans le brouillard, qu’on s’emmêle les pinceaux avec les dates.
Il n’a pas protesté, le papy, il n’a pas fait un geste quand je lui ai baissé le pantalon et ce qui restait d’un caleçon pourri adhérant à sa chair. Il n’a pas bougé quand j’ai commencé à mâcher ses muscles racornis. Il ne sentait rien, pardi.
C’est l’avantage, quand on est mort. On ne sent plus rien.
C’est marrant, quand j’étais gosse, bien avant que… Bien avant, quoi, grand-père, si je réclamais à bouffer entre l’heure des repas, avait l’habitude de me balancer : « Mange ta main et garde l’autre pour demain ».
Il ne croyait pas si bien dire.

*

Grand-père est venu habiter à la maison longtemps après que maman… Mais je mets la charrue avant les bœufs. Donc je vais tout reprendre depuis le commencement. Ça a démarré pour nous quand papa n’est pas rentré. Quand, maman et moi, on a compris qu’il ne rentrerait plus. C’était au début, au tout début, j’avais douze ans, peut-être treize. Ou quatorze. Vous voyez bien que tout s’embrouille ! Une histoire de neurones que les axones ne relaient plus aussi bien que lorsqu’on est… entier, si je peux dire.
C’était au début, au tout début. Papa s’absentait une partie de la semaine, il faisait le département, à essayer de placer aux résidences secondaires les œuvres d’art soldées qu’il se procurait par lots de dix à prix de gros dans des ateliers tenus par des Chinois. Je crois que c’étaient des Chinois. Et un jour, je veux dire un soir, il n’est pas rentré. Son portable sonnait dans le vide, jusqu'au moment où il n’a plus sonné du tout.
Je ne m’en souviens pas, évidemment. C’est maman qui me l’a raconté. Avant qu’elle-même…
Évidemment, on n’a jamais exactement su ce qu’il lui était arrivé, à papa.
Bah,  ce n’est pas très difficile à deviner.

*

C’est à la campagne que ça a commencé. Dans les petits villages. Je veux dire les cimetières des petits villages. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Personne n’en sait rien. Peut-être qu’on y enterrait encore les morts proprement. Bien habillés, bien peignés, pommadés. Pas à la va-vite, comme dans les grandes villes. Et je ne parle pas de la crémation.
La crémation… Quelle horreur ! J’en ai vu sortir du four à moitié consumés, dévorés par les flammes, les côtes à nu, le buste accroché au bassin par la colonne vertébrale, les jambes en allumettes noircies. Pitoyables, tenant à peine debout, fumant comme un cigare qui se consume. Et puant la carne brûlée. Mais tant que le cerveau n’est pas touché…
Eux, au moins, peuvent être assurés de durer longtemps, longtemps, tant qu’ils ne se désagrègent pas. Parce qu’il nous est impossible d’ingérer de la viande cuite. Seulement la viande crue.

*

Il y a cette phrase que j’ai souvent entendue dans ma vie : « On s’habitue à tout ». Moi, en tout cas, je me suis habitué assez vite. Parce que, lorsque je suis devenu… ce que je suis devenu, j’étais encore jeune ? Probable. Avec un cerveau pas encore complètement formé, pas encore rempli de ces petites cases inamovibles qui font qu’un adulte est un adulte. Des adultes, j’en ai vu de véritablement enragés en comprenant qu’une fois passés d’un état à un autre, il n’y avait pas de retour en arrière possible. Hurlant, se tapant la tête contre les murs (pleurer, ce n’était plus possible), tentant de se suicider. Pas possible non plus, puisqu’ils étaient déjà morts.
Morts… ou morts-vivants, comme on voudra.

*

Parce que sincèrement, où est la différence ? Une fois passé d’un état à un autre, on vit (ou on mort-vit) presque comme avant. Presque. Évidemment, on ne respire plus, puisque nos poumons ne fonctionnent plus et que c’est notre peau qui a pris le relais. Comme chez les insectes. Évidemment, notre cœur ne bat plus. Mais qui peut prétendre qu’il se soit soucié des battements de son cœur ? Évidemment, on ne parvient plus à parler… encore une histoire de souffle, ou d’air qui ne passe plus dans la trachée. Et quand on essaye, tout ce qui vous sort du gosier, c’est un drôle de bruit de papier froissé. Arrrhhhh… arhhhhhh… Ce genre de bruit. Mais ce n’est pas pour autant qu’on ne parvient plus à se comprendre. Question d’expression, de geste, de posture. Quand j’ai commencé à manger grand-père, il a très bien compris.

*

La différence principale, en fait, c’est ça. La nourriture. Nous ne pouvons plus manger que des… Vous savez bien. Une question d’assimilation, je crois. Une fois qu’on a été mordu, même un peu — il suffit que la peau ait été arrachée sur quelques centimètres, que la salive de celui qui vous mort coule dans la plaie avec tous les nécrovirus qu’elle contient — et ça y est, on se transforme. Ce qu’on avalait, ce qu’on digérait auparavant, ça ne passe plus. On s’en rend vite compte. C’est au moins une chose dont je me souviens. Je me sentais mal avec mon épaule toute déchiquetée, et j’avais voulu manger un reste de pizza qui traînait dans le frigo. Terrible. L’impression que mon estomac se retournait, comme une chaussette qu’on met à l’envers pour la garder encore quelques jours avant de la mettre au lavage. J’avais dégueulé la pizza sur le carrelage de la cuisine. Ma mère m’avait regardé d’une drôle de façon. Elle m’avait dit… elle m’avait dit : Arrrhhhhh. Et elle s’était avancée vers moi, les mains tendues, comme pour m’enlacer, me serrer sur son cœur. Je m’étais sauvé pour aller rôder dans les rues du quartier. Même à l’époque, on ne rencontrait déjà plus guère de… de normaux. De vivants. C’est allé si vite ! Et pas plus de non-vivants, qui ont eux aussi fini par se manger les uns les autres. Comme disait grand-père : Faute de grives…
C’est en zonant en ville que j’ai ressenti pour la première fois cette faim dévorante s’installer dans mes entrailles.
Cette faim à nulle autre pareille qui est désormais mon quotidien. Cette faim à hurler, comme le loup dans les bois. Alors j’ai marché, marché, cherché, cherché. Et j’ai fini par trouver un gamin, un plus jeune que moi, qui avait dû comme moi préférer foutre le camp de chez lui. Je l’ai attrapé, je l’ai mangé. Enfin… j’en ai mangé une partie.
Après, ça allait mieux.

*

Manger. Quand on est passé de l’autre côté, on ne pense plus qu’à ça. Il nous faut manger. Tout le temps. Comme un oiseau, qui brûle tant d’énergie à voler qu’il doit reconstituer continuellement ses réserves. Nous, c’est pareil. On doit manger. Sinon, on se délite petit à petit, on pèle par plaques. Moi, je viens de remettre ça avec grand-père. Arrrhhhhh ? L’autre fesse, l’autre cuisse. Arrrhhhhh, merci. Qu’est-ce que j’aurais pu me mettre d’autre sous la dent, je vous le demande ? Le quartier est désert, maintenant. Complètement désert. Plus de vivants, plus de morts-vivants non plus, aussi loin que je puisse aller. Le boucher a mangé sa femme, avant d’être mangé par la famille du courtier en assurances qui habite au-dessus de sa boutique. La famille du courtier s’est mangée jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le père – ou la mère, qu’importe – dont la seule préoccupation sera de chercher qui manger. L’épicier du coin ? Il a été mangé par sa fille aînée, elle-même mangée par le clochard qui avait pour habitude de dormir sous le porche de la Banque du Commerce et de l’Industrie. Lequel a servi de repas gratis à une bande de la cité des Tourterelles. Qui s’est ensuite entre-dévorée jusqu’à l’os du dernier non-survivant. C’est comme ça. Pierre mange Paul avant d’être mangé par Françoise qui sera mangée par Célestin, et ainsi de suite.
C’est comme ça.

*

Dans les premiers temps, on a du mal à s’y faire. Manger un étranger (avant qu’il ne vous bouffe), passe encore. Mais un proche ? Quelqu’un de sa famille ? On a du mal. Lorsque nous avons été certains que papa ne rentrerait pas, maman a bien dû se décider à sortir, pour chercher de la nourriture. Je veux dire : des aliments normaux, puisque nous étions encore normaux, maman et moi. Malgré le bordel qui régnait en ville, elle sortait. Et un jour… un jour, j’ai bien remarqué qu’elle n’était plus tout à fait la même. Le teint pâle, les yeux glaireux. Et tout un côté de sa robe déchirée, avec des morceaux de chair qui pendouillaient. Je me suis dit « Ça y est. » Pendant quelques jours, maman est restée… ma maman. Mais avec des attentions de plus en plus affirmée. Elle me prenait dans ses bras pour un oui pour un non, elle m’embrassait, me reniflait, elle me léchait les joues avec sa vilaine langue devenue toute noire, m’envoyant en pleine figure son haleine qui puait la charogne: Arrrhhhh, arrrhhhhh… Jusqu’à ce qu’arrive le moment où elle a craqué et a commencé à me mordre. À me déchiqueter l’épaule, pour y boulotter sa livre de viande. Maman, maman, mais qu’est-ce tu fais ? Tu parles. Je savais bien ce qu’elle faisait. Quand j’ai pu me dégager en la rouant de coups de poing et de coups de pied, c’était trop tard. J’avais franchi le cap, j’étais passé de l’autre côté. Et ma faim a commencé à grandir, à me consumer l’intérieur des boyaux. Pas une faim de pizza ruisselante de fromage, de bifteck haché avec un œuf à cheval, de corn-flakes par tombereaux, de barres chocolatées à s’en mettre plein les doigts, non. Une faim de loup, une faim de…
Et c’est comme ça que j’ai mangé ma mère.

*

Ça ne s’est pas fait en un seul repas, je vous prie de le croire. Pendant des jours, ou peut-être bien des semaines, c’était à qui mangerait l’autre. J’avais douze ans. Ou treize, ou quatorze, je ne sais plus. Mais j’étais déjà un gars costaud, capable de fiche la trempe à de plus grands que moi dans la cour de récré. Et maman était une frêle petite bonne femme que le vent aurait emportée. J’ai fini par prendre le dessus. Les joues, les seins, le ventre, les fesses, les cuisses… Arrrhhhh, arrrhhhhh… (Traduction : « Je suis désolé, maman mais je ne peux pas faire autrement »). Les tripes, le foie, les lobes pulmonaires desséchés, les doigts de pied un par un en rongeant bien le pourtour des osselets. Et le plus important : la cervelle. Jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un squelette entièrement récuré étalé sur la moquette. Et qui semblait me regarder avec reproche du fond de ses orbites caverneuses. C’était gênant, je me suis résolu à le dépareiller et à tout balancer par la fenêtre.
Et le temps a continué de s’immobiliser.

*

Pendant des mois, mais si ça se trouve je pourrais aussi bien parler d’années, j’ai survéc… oups ! Je veux dire : j’ai résisté. En patrouillant de plus en plus loin dans la périphérie, la grande banlieue, j’arrivais à trouver de quoi manger. Ceux qui se cachaient dans les caves, les entrepôts, les grandes surfaces. J’étais un petit malin, on ne se méfiait pas de moi. Petit, ce n’est pas un mot en l’air. J’étais costaud, c’est vrai, mais n’oublions pas que j’avais douze ans, peut-être treize, au maximum quatorze quand c’est arrivé. Aujourd’hui, j’ai toujours le même âge. Qu’est-ce que vous croyez ? Un mort, ça ne vieillit pas, ça ne grandit pas.
Ça reste.

*

À un moment ou un autre, grand-père s’est pointé à la maison. Arrrhhhh… arrrhhhh… arrrhhhh…. (Traduction : « Je ne voulais pas te laisser seul, mon petit. Dans les circonstances présentes, il vaut mieux se serrer les coudes »). Arrrhhhh… (« Pourquoi grand-mère n’est pas avec toi ? ») Grand-père n’a pas eu besoin de répondre, j’avais compris. Pendant quelques jours, ou quelques semaines, ou plus, je l’ai accepté. Il n’était pas beau à voir avec ses vêtements en charpie, son teint de charbonnier, son crâne qui laissait voir l’os et une oreille qui manquait, comme son bras gauche, sans compter des trous partout. Mais c’était mon grand-père. Quand j’étais gosse, il me racontait des histoires de pirates, il me faisait des dessins avec des cavaliers qui chargeaient, bannière au vent. Seulement lui aussi avait faim. Seulement lui aussi a commencé à me regarder d’une drôle de façon, comme autrefois maman. Quand il a tenté de me mordre avec les dents pourries qui lui restaient, pas beaucoup, j’ai dû me résoudre à l’enfermer dans la chambre de mes parents. Alors il s’est mis à taper sur la porte, à taper, à taper, sans cesse, jour et nuit. Brang, brang, brang. Il avait faim. Combien de temps qu’il n’avait pas mangé ? Des semaines, probablement. Des mois, si ça se trouve. Ce qu’il y a de particulier, dans notre état, c’est que, même en souffrant d’une faim perpétuelle, on peut rester des semaines, des mois sans manger. Comme les reptiles, il paraît. Comme le crocodile dans son marigot, qui attend, qui attend. On se dégrade peu à peu, on perd de la substance, mais on résiste. On ne m… Quel idiot je suis ! J’allais dire : on ne meurt pas.

*

Brang, brang, brang.

Je ne sais pas si c’est ce martèlement continu contre la porte, qui allait finir par me rendre fou, ou la torture de plus en plus intense de la faim, mais il a bien fallu que je m’y résolve. À manger grand-père. La fesse et la cuisse, pour commencer Arrrhhhhh… (« Je suis désolé, papy, mais j’ai trop la dalle ! ») Arrrhhhhh… (« Fais ce que tu dois faire, gamin. À mon âge, tu sais… ») Alors je l’ai fait. Petit morceau par petit morceau, pour économiser. Au long des jours, des semaines, des mois qui ne passaient plus. Comme pour maman, je l’ai dévoré jusqu’à l’os. Et même les os, je les ai sucés longtemps, longtemps, pour me donner l’illusion de manger encore. Ensuite j’ai eu l’idée de briser au marteau les plus gros, les fémurs, les vertèbres, pour en extirper la moelle. Mais ça n’a pas duré. Et j’avais faim, j’avais faim.
Qu’est-ce qu’il fallait que je fasse ? Il n’y a plus personne, dehors.
J’ai faim, j’ai faim.
À un moment ou un autre, je me suis surpris à me lécher le gras de l’épaule. À me mordiller la chair. Comme autrefois maman. C’était un peu dur, assez salé mais, dans l’état de dénutrition dans lequel je
me trouvais, j’ai trouvé ça délicieux. J’ai mordu plus fort, du tranchant de mes incisives. Je me suis trouvé délicieux.
Il n’y a que le premier pas qui coûte, n’est-ce pas ?

*

J’ai continué. L’épaule, le bras, ce qui me restait de viande sur le torse, entre les côtes, sur les hanches.
J’ai continué.
En me rationnant, en me contentant de peu. Une bouchée par-ci, une bouchée par là. Bien sûr, je ne me reconstitue pas autant que je me mange. Mais en faisant gaffe, je pe
ux durer longtemps. Des semaines, des mois. Des années, si ça se trouve. En restant peinard dans ma chambre, comme le crocodile dans son marigot, qui attend, qui attend.
Oui, dans ce temps immobile, je peux durer longtemps. Pas vrai, grand-père ?
Mange ta main et garde l’autre pour demain.

 

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