lunedì 8 giugno 2015

PEGASUS INTERNATIONAL N° 3 (Francese)



(Illustrazione di Giorgio Sangiorgi)

Serena Gentilhomme
Total Relax
Bonjour, Docteur,
Par le présent message, je tiens à vous informer que vous ne me verrez plus, pour deux excellentes raisons :
Désormais, je suis guéri : certes, j’ai encore quelques petites crises d’angoisse et de panique au boulot, mais je sais comment les juguler par des rituels secrets dont vos cocktails de neuroleptiques et d’excitants sont le complément idéal
Je viens de  prendre la bonne décision, celle de…
Vous apprendrez ça plus tard, comme tout le monde.
Pour l’heure, j’ai envie de vous révéler ma stratégie de total relax :
1. Ignorer toute stimulation extérieure
2. Respirer à fond, très, très calmement
3. Visualiser le parcours imposé : dans mon métier, trop facile
4. Écouter ma musique préférée en boucle
Comme vous ne pouvez pas le savoir – car j’ai toujours évité le grand déballage chez les professionnels de votre espèce – mon morceau fétiche se situe à la fin du troisième acte des Walkyries, où Wotan, faisant ses adieux à Brünnhilde, évoque Loge, le dieu du feu, pour qu’il entoure sa belle rebelle incestueuse endormie d’un cercle de feu que seul pourra franchir le héros qui ne connaît pas la peur et dont je porte, malheureusement le prénom…
Moi le froussard, le trouillard, la honte vivante de ma mère.
Tant que je vivrai – allons, bon – je reverrai le mépris peint sur sa figure, lors de nos interminables randonnées en montagne. Agile, musclée, sourde à mes supplications, cette jeune veuve au regard glacial ne ralentissait jamais, sauf pour s’arrêter pour me dévisager, moi, le petit boulet boulot, essoufflé, sanglotant, souffrant le martyre dans mes chaussures hostiles qui me meurtrissaient les orteils et les talons… Et l’arrivée au paradis des intrépides, le Walhalla, comme elle l’appelait – une cime en dos de stégosaure, surplombant un éboulement de cailloux – n’arrangeait jamais mon affaire: sujet au mal des montagnes, écrasé par l’azur sombre et menaçant dont les Dolomites ont le secret, je me transformais  en masse amorphe, incapable d’entreprendre la descente avec elle, mon impitoyable Walkyrie, qui devait se résigner à me porter, m’insultant copieusement, pour regagner la vallée: un vert coussin de répit, sur lequel j’aspirais à m’écraser.
Docteur, en ce moment où je les survole, les Alpes françaises me font le même effet. Euphorique, je réalise mon rêve d’enfant, celui qui a mûri en moi le jour où, après une escalade particulièrement éprouvante, j’ai aperçu, ronronnant dans un azur minéral, quelque chose de lointain, d’argenté et d’indifférent à tous les problèmes du monde : un avion, vu duquel les Dolomites ne seraient qu’un tas de sable aux arêtes inoffensives et les humains des microbes invisibles à l’?il nu, sauf à celui de Wotan…
Je suis sûr que ma vocation de pilote aérien est née à ce moment-là. Les années qui ont suivi n’ont été qu’une perpétuelle tension vers ce but. Certes, des méchants – comme mère et vous même, entre autres – ont tout fait pour me décourager, mais j’ai su dominer tout le monde, sans avoir l’air d’y toucher : personne ne se méfie d’un blondinet aussi lisse que moi, apparemment  obéissant et sociable – mais solitaire absolu dans l’âme. D’ailleurs, le fait que nous devons toujours être deux dans la cabine m’a toujours dérangé, mais, aujourd’hui, j’ai trouvé la parade : mon collègue vient de quitter  les lieux précipitamment…
Pas étonnant, avec la double dose de laxatif que j’ai versé dans son café.
Me voilà, Herr Doktor, enfin seul maître à bord. Il est 10h30. Je respire. Très calme, j’écoute mentalement ma musique préférée. Je déclenche la descente, graduelle, constante, paisible. Pas de turbulence. Mille mètres à la minute. Le visage de ma mère jaillit d’une ouate nuageuse. Je lui dis que, dans huit minutes, pas plus, je serai son héros sans peur. Pour l’instant, mon collègue et les 150 misérables qui me rendront célèbre n’ont peut-être pas encore compris l’enjeu mythologique de cet instant, où mon vaisseau fantôme ronronne, argenté, dans la férocité de l’azur… Dommage que ma mère ne puisse me voir en cet instant, si ça se trouve elle serait fière de moi et comprendrait le besoin que j’avais de m’enfermer dans ma chambre, sourd à ses appels, aussi bruyants que ceux qui résonnent derrière mon dos. Respirant à fond, je cherche à me concentrer sur l’évocation de Loge, annoncé par les arpèges frétillants de six harpes, mais, là, à deux mille mètres des Alpes, c’est une froideur serpentine qui m’arpente, et je ne suis plus capable d’ignorer les stimulations extérieures…
– Siegfried ! Siegfriiieed ! Ouvre cette putain de porte !
Ça y est. Des hurlements de toute part. On a dû tout comprendre, moi aussi : l’effet des médicaments vient de me lâcher, pas trop géniale, votre dernière prescription, Docteur ! Moins 500 mètres, je cherche désespérément à remonter, mais pas moyen, et la vallée s’est transformée en vulve de géante…
De laquelle surgit la gueule de Loge : hideuse.
Quelque chose me dit que jamais je ne gagnerai le Walhalla…
Au moment de l’impact au sol, j’ai fait sous moi.
(Illustrazione di Giorgio Sangiorgi) 
 
PATRICK RAVEAU
Espace vital
Face à moi Caroline me regarde avec tendresse, m'adresse un sourire, mais, pour finir, part faire un pas en direction de la porte. Etonné, je lui demande : « Pourquoi veux-tu partir déjà ?
  Je risque d'être en retard.
  En retard ! Que veux-tu dire ? »
Pour toute réponse, la jeune femme dépose un baiser sur mes lèvres, s'empresse de quitter ma chambre où une faible lumière bataille avec l'obscurité.
Le fantôme d'une bibliothèque me dévisage. Des centaines de livres recouverts d'une fine poussière jaunâtre. Une unique fenêtre filtre la pâle lumière de janvier. Habitué depuis mon plus jeune âge à vivre dans cette pénombre, je n'y fais même plus attention. Machinalement mon regard se pose sur des vieilles photographies accrochées au mur. Sur l'une d'elles, une femme nue lance un sourire aguicheur, tandis qu'une autre montre un gamin des années trente enjambant une barrière ; sur une troisième une fillette disparaît dans un champ de pâquerettes, comme absorbée par la lumière sereine du printemps.
Sur la dernière, j'aperçois mon visage à la fois rieur et triste, visage de clown désenchanté.
Je viens de recevoir le dernier rappel des trois derniers loyers à payer et j'ai bien peur que les huissiers ne débarquent d'un instant à l'autre. Qu'ils ne me dévêtent de tous les biens encombrant ma chambre exiguë !
J'ai si peur qu'ils viennent sans prévenir et qu'ils emportent tout ; mes romans, mes disques, la minichaîne datant du moyen âge, et les rares bouteilles de scotch recouvertes d'une fine poussière d'étoiles, (ou plutôt de toiles d'araignées). Pour ce qui est de mon gros chat noir, Lou, il aura disparu bien avant qu'ils ne franchissent le pas de la porte.
Il n'aime pas leur odeur...
Par bonheur, Caroline ne sait rien de cet état de chose. Du moins pour le moment. Je n'ai jamais osé lui en parler. Que lui avouer d'ailleurs ? Que je vais être mis à la rue comme un mendiant ? Qu'il ne me reste plus un sou en poche... Si je disparaissais pendant quelque temps, histoire de prendre l'air et de trouver un gagne-pain honnête ! Des milliers de fois, cette idée a germé en moi, et j'ai tout essayé, toutes sortes de boulots. Sans succès !
Sur le sol carrelé, gît une photo de Caro. Ses yeux de chat perdus derrière une chevelure d'ambre... Caroline, ma petite étrangère rencontrée un soir dans une bodéga enfumée. Nous ne nous sommes jamais quittés par la suite. Son accent pointu, aux intonations italiennes. J'approche une main de la photographie où elle est agenouillée sur la plage, frôlant le sable de la main. C'était il y a bien longtemps. Le crépuscule allait revêtir l'océan d'un drap bleu nuit et la lune jouait derrière les fins nuages effilochés, teintés de nacre. Je m'en souviens encore mais je ne comprendrais jamais pourquoi seule la mémoire peut faire revivre le réel.
D'une main rêveuse, je caresse la photographie de Caroline, et parcours amoureusement la courbe de ses hanches, de ses seins, de sa gorge, le merveilleux sourire qui joue sur ses lèvres, quand soudain sous mes doigts, la photo semble s'animer un bref instant. Durant ce court moment de bonheur, je songe à fuir ce capharnaüm immonde, et respirer l'air frais et matinal. Je me lève, d'un pas décidé, je me dirige vers la porte. Je tente de l'ouvrir.
Elle est fermée.
Impossible. Caroline est partie sans même se retourner et je ne l'ai pas entendu fermer la porte. Je me mets à trembler quand je réalise que celle-ci n'a plus de judas...  Que signifie cette farce grotesque ? A moins que... Ce ne soit les huissiers eux-mêmes qui m'aient condamné à rester ici, de peur que je ne leur fasse faux bond. Non, c'est absurde. Car il leur faudrait une clé pour entrer. Or la porte est également condamnée.
Je tourne en rond, examinant d'un ?il hagard les murs, le plafond, la petite fenêtre. J'appelle Lou. En vain. Il doit être parti chasser la femelle. Sacré vieux matou ! De toute façon, s'ils me dépouillent de tous mes biens, de ces vieux disques de rock des années soixante jusqu'aux fameux eighties, quelle importance, du moment qu'ils me laissent partir…
Je dois sortir d'ici. Le plus vite possible…
Je me mets à cogner tambour battant contre la porte comme un fou et lui assène de violents coups de pieds  Je me surprends à crier, pleurer si fort que j'ai l'impression que les larmes coulent en moi, que les cris me déchirent de l'intérieur, et qu'ils laissent sur le mur comme une trace indélébile. Une longue fissure. Une cicatrice. Un nom...  Le mien peut-être.
Pourquoi me torturent-ils ainsi ? Je les hais mais ils ont les cartes en main et bientôt ils frapperont à ma porte, le regard inflexible. Les yeux sans vie, vitreux comme ceux des morts qui chaque nuit hantent mes rêves.
Je dois réfléchir. Je me mets à respirer plus profondément. Le visage de Caro diffuse en moi une agréable chaleur. C'est certain, elle va revenir d'un instant à l'autre. J'entends déjà sa voix. Je sens déjà la caresse de sa main sur mon front en sueur. Son parfum, si doux !
Je tente de ne plus penser à cette farce ignoble. De toutes mes forces, je m'applique à ouvrir en tirant sur la poignée des deux mains, tout le poids du corps en arrière. Mais rien n'y fait. Elle est condamnée, pour de bon !
Une secousse fait brusquement trembler la pièce. Les photos accrochées au mur tombent en même temps, et celle de Caroline glisse d'un bon mètre sur le sol. J'enfouis la tête entre mes mains. Je me mets à crier le nom de mon amie. Sans succès ! J'ai soudain l'intime conviction qu'elle ne reviendra jamais. Suis-je victime d'un mauvais rêve, mais le rêve de qui, de quoi ? Et où est donc passé ce chat de malheur ?
Je tente de respirer, une fois, deux fois, dix fois dans l'espoir de m'extirper du songe que tisse lentement la folie. Une vision plus terrifiante s'offre à mes yeux fatigués. Au-dessus de moi le plafond se met à descendre, rétrécissant de seconde en seconde le volume de la chambre dans laquelle je n'ose plus bouger. J'essaye de me redresser mais l'angoisse m'en empêche... Mon c?ur cogne dans ma poitrine, mon sang cogne contre mes tempes tandis que le plafond se rapproche du sol, et que le temps semble s'éterniser à mesure que dure le supplice. Tout le volume de la pièce diminue. L'air devient irrespirable, mes yeux n'osent se fermer de peur que la chambre ne m'engloutisse d'un seul coup. Comme un gamin, je me mets à pleurer. Les détails du plafond grossissent à vue d'?il, grossissent, menaçants.
   Mais une petite lueur d'espoir s'allume soudain dans ma nuit. Un bruit anodin, extérieur. Des pas dans le jardin, peut-être ! Une faible lumière tente maintenant de s'infiltrer par la minuscule lucarne réduite à quelques centimètres de côté.
La lumière se fait plus dense, plus crue. Je réalise que le jour vient de se lever et que je n'ai pas fermé l'?il une seconde, toujours prisonnier de quatre murs de pierre. Mille fois je m'efforce de bouger, mille fois j'ouvre et ferme les yeux pour tuer la nuit qui m'envahit lentement. Par miracle, je parviens après maints efforts à bouger le petit doigt, puis la main toute entière. J'arrive finalement à me redresser.
Mon cauchemar va bientôt prendre fin, et la chambre recouvrer ses dimensions habituelles. Pourtant rien ne bouge autour de moi. Excepté l'espace tout entier qui, animé d'un mouvement de bascule, m'entraîne brusquement vers l'avant puis vers l'arrière. Je parviens à tourner la tête lentement vers la maigre lucarne réduite à quelques centimètres de côté.
Un visage apparaît. Celui de Caroline... Elle semble avoir passé une très mauvaise nuit, ne pas avoir dormi du tout. Son teint est blême, comme celui d'un mort... Une larme coule de son ?il. Je ramène alors la couverture sur moi, convaincu d'avoir touché la plus froide des réalités.
Le peu d'espace qui m'était octroyé, bascule une nouvelle fois selon un axe oblique puis retrouve l'horizontal. Soudain une lourde pluie cingle le plafond de mon nouvel habitacle, je pense à du sable, une pluie de sable. Ou du gravier, rien que gravier !
Du gravier, non, plutôt du sable ! Oui, du sable doré comme celui qui borde l'océan, qui couvre la plage d'un drap d'or. D'or... Dors mon petit. Je vais te couvrir, te recouvrir. Qui parle ? Te recouvrir d'un drap...
Oh oui, j'aimerais tant dormir aux creux de draps somptueux s'étendant à l'infini, et qui couvriraient la mer, la terre, le ciel, recouvriraient l'univers... Mais les draps qui m'enveloppent m'empêchent de voir...  Mes poumons me font mal. Suis-je en train de me noyer ou bien tout ceci n'est-il qu'un songe se déroulant au ralenti ?
Une étrange vision m'apparaît soudain. La tête de Caroline est penchée sur moi. Ses lèvres se rapprochent des miennes. Elles ont un goût étrange, salé. De ses yeux coulent des gouttelettes de sel, d'argent et...  Non, elles ont un goût de gravier, de ce gravier qui emplit la bouche et qui raye les dents, noir, si noir que... Les lèvres de Caroline s'écrasent sur ma bouche. 
Une vague amère glisse sur mon corps. Je tente une ultime fois de bouger, de quitter la boîte et d'ouvrir le hublot derrière lequel j'en suis certain, Lou m'attend. Mais une pluie de graviers frappe à nouveau le couvercle de la petite boîte, glisse le long de mon corps.
Une voix se met à chanter.
Un psaume !
Un océan d'étoiles brunes m'engloutit d'un seul coup.
Patrick Raveau a publié une trentaine de nouvelles dans des magazines spécialisés dans la fiction et le fantastique, un roman de science-fiction, ainsi que de nombreux textes courts, poésies, aphorismes, et essais sur des poètes contemporains. Il a obtenu le Premier prix du concours de la nouvelle fantastique organisé par l’association « Infini » en 1994 avec « Mémoire du vent » Patrick enseigne la philosophie en région parisienne.

(Illustrazione di Giorgio Sangiorgi)

ANTONIO BELLOMI
L’homme qui avait un don


Il n’y avait pas grand monde dans le Parc de la Paix. Le gazon couvrait une étendue plate et verte de plusieurs hectares, piquée de quelques taches de cyprès ça et là, jusqu’à la lisière de la falaise qui donnait sur une mer perpétuellement agitée dont les vagues se fracassaient bruyamment contre les rochers noirs et tranchants, pareils aux dents d’un monstre marin préhistorique.
Le soleil était haut, et les lentilles de contact que portait l’homme s’obscurcirent encore quand il franchit la bordure du parc. Alors le scintillement des petits obélisques de verre qui constellaient le tapis végétal se déversa sur le lui, tel une cascade de lumière.
Lajos Dritan s’arrêta un instant, comme intimidé par ces flèches lumineuses qui l’investissaient. C’était ce qui se produisait chaque fois qu’il venait là, bien que, désormais, il y vînt très peu, seulement quand il éprouvait un profond tourment.
Ce qui était le cas, ce jour-là.
Il poussa un profond soupir et fit un pas en avant, brisant cette sorte de transe qui l’avait saisi dans l’instant où il passait le portail d’entrée.
Il trouva aussitôt l’obélisque qu’il cherchait et qui n’était pas loin de l’entrée. Un obélisque de cristal bleuâtre, dont la teinte se faisait plus prononcée à mesure qu’il s’approchait. Quand il fut devant, à un pas, le bleu prit un ton cobalt intense.
- Me voici, papa, dit l’homme.
Le bleu de l’obélisque palpita, tel un c?ur qui recommence à battre après être resté à l’arrêt pendant une éternité. Le verre lui même se mit à vibrer légèrement tandis qu’alentour l’air semblait se charger d’électricité.
- Il y a si longtemps que tu n’étais pas venu, résonna le cristal. Qu’est-ce qui t’amène ici ?
Lajos ne répondit pas tout de suite, et son esprit s’agita frénétiquement à la recherche d’une réplique quelconque, parce que le moment n’était pas encore venu d’affronter la question qui l’avait poussé à venir jusqu’ici.
- Un remords, papa, répondit-il enfin, et, au moment même où il prononçait ces mots, il savait qu’il ne disait pas la vérité, que le problème était autre.
La voix synthétisée du verre parlait doucement, sur le ton d’un père qui apaise son jeune fils :
- Je ne pouvais pas faire autrement, Lajos. Nous en avons déjà discuté plusieurs fois, tu ne te rappelles pas ? Je n’aurais jamais dû attendre de mon fils qu’il mette lui même fin à ma vie.
- La malédiction des immortels, murmura Lajos. C’est la malédiction qui nous accompagne du fait que nous avons osé défier les lois de la nature. Pourtant, tout semblait si beau, si radieux.
Autour de l’obélisque, l’air crépita comme si les décharges électriques s’intensifiaient.
- Défier la mort n’a pas été la victoire de l’homme, mais sa défaite, dit le cristal. Moi aussi j’y voyais une victoire, dans ma jeunesse, puis, avec le passage des années, avec le poids de la vie, j’ai souhaité que l’on puisse faire marche arrière, revenir à une époque lointaine, celle où, un jour, on s’abandonnait au sommeil éternel.
Il y eut une longue pause. Un long silence. A ce moment-là, Lajos aurait voulu dire tant de choses, bien qu’un seul mot lui eût énormément coûté.
La malédiction des immortels… Oui, vivre éternellement était une malédiction, et non la merveille que tous avaient applaudie trois cents ans plus tôt, quand, pour la première fois, dans un obscur laboratoire d’Asie, on avait fait la synthèse de la protéine qui assurait l’immortalité.
- A quoi penses-tu, mon fils ? demanda le cristal.
La gorge nouée, Lajos ne put répondre.
Il avait gardé le souvenir très douloureux de ce jour, cinquante ans plus tôt, où son père lui avait avoué, d’une voix cassée, qu’il ne voulait plus vivre. Et où il lui avait demandé, à lui, Lajos, son fils, de l’aider, parce que Lajos était peut-être le seul homme sur la Terre qui avait ce don, le don de l’oubli éternel. La capacité surnaturelle d’inverser le processus d’immortalité et de faire que dans l’espace de quelques minutes survienne la mort naturelle.
- Je n’en ai pas été capable, père, dit-il, d’une voix tremblante. Je n’ai pas pu. Pas pour toi. Non.
Le cristal vibra intensément, comme s’il vivait ses propres émotions, et dans l’air crépitèrent de nouveau de fortes décharges, si fortes qu’elles parvinrent à un groupe de goélands qui survolaient alors le gazon, venant de la falaise et qu’elles les firent changer brusquement de direction.
- Alors il ne m’est pas resté d’autre solution que d’enfermer mon esprit dans ce verre où je peux au moins reposer dans l’oubli. Je ne suis réveillé que s’il vient un visiteur, dit la voix de cristal qui trahissait moins la souffrance que la lassitude.
Un immortel qui trouvait la vie horrible n’avait pas beaucoup de solutions, pensa Lajos, avec tristesse. Ou il se suicidait par un moyen sanglant qui ne laissait pas aux médecins la possibilité de le rappeler à la vie par leurs interventions réparatrices. Ou il choisissait la voie de l’oubli éternel, enfermant son esprit dans un des obélisques de cristal du Parc de la Paix. Mais rares étaient ceux qui avaient le courage d’affronter un suicide sanglant et cruel, comme la mutilation ou la crémation. Presque tous choisissaient donc la voie de l’oubli.
Ou le don de Lajos.
Il se souvenait encore très bien de la première fois où s’était rendu compte du pouvoir dont il disposait. Un vieillard, vieux par l’âge, mais d’aspect encore jeune, l’avait supplié de lui procurer la mort, parce qu’il n’avait pas le courage de se tuer. Mais Lajos était médecin, il n’aurait jamais pu tuer quelqu’un en parfaite santé et il ne l’avait pas fait. Il s’était contenté de lui poser la main sur un bras et de lui murmurer : Je ne peux pas. Je voudrais tellement mettre fin à tes souffrances, mais je ne peux pas le faire. Si seulement je pouvais supprimer cette malédiction de l’immortalité, ça, je le ferais tout de suite.
Et, à ce moment, il le souhaitait de toutes ses forces.
Un instant après, il avait vu ce corps encore jeune vieillir d’un seul coup, par un processus qui s’accéléra de seconde en seconde, jusqu’à ce qu’au bout de cinq à dix minutes au plus Lajos ait devant lui un vieillard ridé aux cheveux blancs, qui s’était affaissé sur le sol et qui, avec un sourire de béatitude sur les lèvres, avait expiré.
- C’est un pouvoir terrible et grandiose que le tien, dit la voix du père, comme si celui-ci avait lu dans la pensée de son fils.
Oui, terrible et grandiose, en effet. Un pouvoir auquel recourait un nombre toujours plus grand d’immortels. Un pouvoir qui donnait à d’autres hommes la possibilité de fuir la malédiction de la vie éternelle quand le poids des souvenirs, des remords, des tourments devenait insupportable.
- Tu donnes la paix à tant de gens, dit le cristal. Tu devrais t’en réjouir.
- Oh ! non ! s’écria Lajos d’une voix étranglée. Je suis médecin, je devrais porter la vie et non la mort. Je ne tolère plus ce poids, je ne peux pas continuer comme ça. Chaque fois, j’éprouve une tension toujours plus insupportable. Au début, je croyais que mon action était juste, et même j’en suis encore convaincu, mais néanmoins je ne supporte pas de donner la mort.
- Tu ne donnes pas la mort, mon fils, répliqua le cristal. Tu rétablis simplement le cours naturel des choses. La mort n’est pas un accident de la vie, mais sa conclusion naturelle, c’est l’immortalité qui est l’élément étranger, le pêché d’orgueil de l’homme qui a fini par le rendre aussi malheureux.
Le bleu du cristal palpita de nouveau, comme pour exprimer une forte émotion.
- Tu ne peux pas renoncer à ta mission, dit encore le cristal, tu peux épargner douleurs et souffrances.
C’est vrai, pensa Lajos, mais cela ne le consolait pas. Il aurait été merveilleux de redevenir un médecin comme les médecins d’autrefois, ceux dont parlaient les livres d’histoire. Les médecins qui faisaient naître les enfants, qui portaient le souffle de la vie dans le monde.
Mais maintenant, il ne naissait plus d’enfants. Et ainsi, à la longue, l’espèce humaine se serait éteinte d’elle même. Il ne serait resté pour l’éternité que les cristaux du Parc de la Paix et leurs âmes plongées dans le sommeil de l’oubli.
-Alors je n’ai pas le choix ? demanda Lajos.
A cet instant il se sentit à nouveau le fils qui, depuis son enfance, courait demander conseil à son père, à ce père qui, solide comme un rocher, avait toujours une réponse à tous ses doutes et à toutes ses peurs.
- J’ai peur que non, répondit le cristal. Chacun de nous a ou a eu une fonction dans ce monde, et la tienne est de soulager ceux qui souffrent. Au fond, c’est exactement ta mission de médecin. Un médecin soigne et guérit, mais il doit aussi mettre fin aux souffrances. Tu peux le faire. Tu dois le faire.
- Même si cela me fait souffrir, papa- dit Lajos, entre ses larmes.
Il avait eu raison de venir au Parc de la Paix. Une fois encore, son père avait su lui donner le bon conseil. Maintenant, il devait le suivre.
(Traduction : Pierre Jean Brouillaud)

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